Les intellectuels italiens ont, dès la sortie du film, rebaptisé Salò ou les 120 journées de Sodome (Salò o le centoventi giornate di Sodoma, 1975) du nouveau nom de ‘Salò-Sade’. Ce nom n’a peut-être existé qu’en Italie, jusque dans les années 1980 et parfois au-delà. Il s’agit très probablement d’un pastiche du nom d’usage, déjà simplifié, de l’œuvre théâtrale de Peter Weiss sortie en 1963, Marat-Sade (dont le titre complet est infiniment plus long : Weiss 1963), de laquelle Peter Brook a tiré un film homonyme quatre ans plus tard (Brook 1967). Je me propose de rebaptiser à mon tour, provisoirement, le dernier film de Pasolini : ‘Salò-Dante’, produisant ainsi un pastiche de pastiche, parce que Pasolini a déclaré, à plusieurs reprises, que la structure même de son film était fondée sur l’invention des cercles dantesques et que je vais tenter de prendre au sérieux cette indication. Cette relation de Salò – disons donc, désormais, de ‘Salò-Dante’ – à la Commedia peut apparaître réglée d’avance : les jeunes filles et les jeunes garçons qui se trouvent martyrisés dans ce récit vivent un “ Enfer ” et s’enfoncent dans des gironi de plus en plus abominables. Pourtant, l’obsession structurante du Trois, que présuppose Dante avec Sade, ramène plutôt, si l’on replace les trois livres de Dante dans leur contexte historique précis, à l’idée, née un siècle plus tôt dans les discours théologiques et les pratiques des hommes, du Purgatoire, comme l’a indiqué l’étude classique de Jacques le Goff[1], et c’est donc toute la construction de la Commedia qui doit être interrogée pour comprendre le type de rêve funeste que Pasolini expérimente au mitan des années 1970, et qu’il fait connaître à son spectateur mis à l’épreuve, avec ‘Salò-Dante’, d’une rude purgation, se limitât-elle à une purgation “ des passions ” (définition que l’on donne parfois de la “ catharsis ”).
Inferno purgatoriale
Si Pasolini a en effet, dans son œuvre littéraire et théorique, souvent cité et repris Dante et directement entamé, en plusieurs épisodes plus ou moins inachevés, un pastiche de la Divina Commedia avec La Mortaccia (1959) et La Divina Mimesis (1963, puis 1975, contemporainement à ‘Salò-Dante’), voire avec Una vita violenta (1959), il a aussi clairement expliqué, presque à chaque fois qu’il a présenté son ‘Salò-Dante’ que, selon son intuition philologique personnelle, Sade avait en mémoire la structure de la Commedia lorsqu’il conçut ses Cent Vingt Journées de Sodome. Cela commence dans un article de mars 1974, dont la date témoigne du travail entamé sur un premier scénario de son film avec Pupi Avati et Sergio Citti, au début de cette même année ; Pasolini reconnaît d’abord, dans les Cent Vingt Journées, la structure du Décaméron de Boccace, qu’il a adapté quelques années plus tôt au cinéma, puis ajoute :
Non è detto che De Sade non abbia tenuto anche conto della Divina Commedia : della sua « forma » piramidale, costruita con brevi blocchi narrativi (di puro tufo, peperino o marmo in Dante, di cartapesta in De Sade) (Pasolini [1974] 1999, 2004).
Les cercles et le chiffre trois ne sont pas encore présents mais, notons-le en prévision de la suite, se tient sur ce seuil une “ pyramide ”. L’idée du trois apparaît dans un entretien précoce accordé à la Stampa le 10 janvier 1975, cité par Nico Naldini dans la Chronologie qui ouvre tous les volumes des œuvres en ‘Meridiani’ :
Mi sono accorto tra l’altro che Sade, scrivendo, pensava sicuramente a Dante. Così ho cominciato a ristrutturare il libro in tre bolge dantesche (Pasolini 1975a 2001).
Dans une enquête de Paese sera, journal si habitué à suivre la carrière de Pasolini et si prompt à le défendre qu’on l’avait surnommé, dans les années 1960, “ Paesolini sera ”, la journaliste Aurora Santuari rapporte ainsi ses propos, un peu plus d’un mois avant le début du tournage :
Sulla struttura del film cogliamo alcune notazioni fondamentali. È una struttura dantesca, perchè – secondo Pasolini – Donatien Alphonse François De Sade pensava a Dante. ‘Ho costruito così tre gironi, affascinato da quella follia erotica e dall’idea di ambientarla nella Repubblica di Salò’. Le quattro narratrici di De Sade sono state ridotte a tre, la quarta diventando una pianista che accompagna, al pianoforte, appunto, i racconti delle altre (Pasolini 1975b).
La journaliste a bien retenu le jeu du Quatre et du Trois et note par ailleurs que le Dante de Sade relève d’une interprétation propre à Pasolini. Le spécialiste de Sade, Michel Delon, éditeur des Cent Vingt Journées dans la “ bibliothèque de la Pléiade ”, le confirme dans la Notice de cette édition de référence en y voyant un “ contexte italien ”, sans douter cependant que les cercles puissent s’avérer autres qu’infernaux :
[P. P. Pasolini] a adapté la fiction française du XVIIIe siècle au contexte italien, en superposant la progression des quatre mois sadiens et les cercles de l’Enfer, décrits par Dante, et en situant l’action dans la république fasciste de Salò, durant les derniers mois de la guerre (Delon 1990, 1132).
Témoignant des sources secondaires sur le livre de Sade, Michel Delon ne retient pas, en effet, la Divine Comédie dans la liste des possibles “ modèles narratifs ” pourtant nombreux, et qui comprennent le Décaméron (Delon, 1990, 1123-1125). La lecture de Dante par Sade reste donc, pour l’instant, l’intuition philologique d’un écrivain et grand critique littéraire qui, si elle doit rester une fable ou une simple analogie intuitive, constitue la fable théorique fondamentale qui a permis au cinéaste de construire la colonne vertébrale de son film.Peu avant le début du tournage (qui se déroule du 3 mars au 9 mai 1975), une déclaration de Pasolini est envoyée à l’A.N.S.A. sous la forme d’une dépêche qui envisage alors sept semaines de travail (c’est Nico Naldini qui est l’attaché de presse de la production) :
Che Sade abbia pensato a Dante – dice ancora Pasolini – lo fa suppore il fatto che nelle ‘120 giornate di Sodoma’ così come nell’inferno dantesco c’è un’identica meticolosità, in entrambe le opere tutto è ben catalogato e sistematico, c’è una costruzione quasi pignola. Del resto, come Dante nell’inferno non fa che applicare la sua ideologia, che aveva come fondo la teologia di Tommaso d’Aquino, così Sade applica la sua teologia aberrante nelle ‘120 giornate di Sodoma’. Il libro è un’inferno che ha un ben chiaro carattere teologico (Pasolini 1975c).
Ici seul l’Enfer est explicitement cité (au sujet du livre de Sade, pas du film à tourner : “ Il libro è un’inferno ”), mais on lit aussi une indication originale plus importante et que l’on ne retrouve pas ailleurs : Pasolini se souvient que “ la théologie de saint Thomas d’Aquin ”, “ flamme bénie ” au Quatrième Ciel du Paradis (Par. XII, 2), donne forme à la Commedia, ce qui est, historiquement, indubitable. On trouve dans l’étude déjà citée de Jacques Le Goff, qui se clôt par un chapitre sur la Divine Comédie, un résumé parfait de la façon qu’a Thomas de se situer face à ce lieu nouveau du monde de l’au-delà qu’est le Purgatoire. Ce dernier n’est pas essentiel à Thomas d’Aquin, du moins dans son acception vulgairement spatiale, quoiqu’il lui soit néanmoins absolument nécessaire théologiquement, mais le plus intéressant est qu’avec Thomas, l’idée de purgatoire, ou de purgation post mortem, premièrement, s’associe avec la notion de retour (redditus : retour des créatures à Dieu, Le Goff [1981] 1999, 1092), deuxièmement, s’intègre dans un mouvement de pensée, c’est-à-dire touche pour la première fois à une construction intellectuelle. Pour Thomas, il faut prier pour les défunts, qui n’ont pas fini leur pénitence sur terre et toute affirmation contre l’existence du Purgatoire éloigne de la foi (Id., 1098). Thomas pense que “ c’est le même feu qui brûle les justes dans le Purgatoire et les damnés ” (Id., 1098) ; en ce sens, il “ participe à l’‘infernalisation’ du Purgatoire au XIIIe siècle ” en supposant celui-ci sous la terre, tandis que sa discussion sur ce point révèle, selon l’historien, qu’il y avait des clercs pour penser que le Purgatoire n’était pas souterrain, mais quasi céleste. Ce sont des précurseurs de Dante, qui fera s’élever la montagne du Purgatoire sur la terre, mais vers le ciel (Id., 1099). Je vais garder en mémoire cette double postulation présente chez les hommes du Moyen Âge et cette idée d’ “ infernalisation ”, en dépit des allusions, un peu mécaniques, à l’Enfer qui se confirment lors des entretiens accordés par Pasolini pendant et après le tournage, qui inclineraient à en rester là si le purgatoire n’était présent ailleurs dans son œuvre. En gardant aussi à l’esprit que le Purgatoire de Dante, loin d’être un lieu de tortures et de flammes est au contraire – c’est son originalité littéraire, et malgré les peines endurées : yeux cousus, pierres sur la tête, reptations, course permanente, purification par le feu – une sorte de double du Paradis, de pré-Paradis. Les reportages sur le tournage continuent. Ils sont très nombreux. La réalité du dépouillement de la presse de 1975 permet de découvrir que l’idée reçue d’un tournage demeuré secret était un mythe. Parmi cette presse pléthorique, plusieurs autres entretiens répètent avec les mêmes mots les explications sur Sade et Dante (à titre d’exemples : “ ABC ” du 6 mars, “ il Corriere della sera ” du 11 mars, l’Autointervista dans le “ Corriere della sera ” du 25 mars, “ Il Resto del Carlino ” et “ l’Unità ” du 27 mars, “ Il Mondo ” du 10 avril, “ Il Resto del Carlino ” et “ La Gazzetta di Mantova ” du 12 avril, “ La Sicilia ”, Catania, du 14 avril, “ L’Unità ” du 25 avril, et deux entretiens donnés, pour le premier à la “ Televisione della Svizzera Italiana ” le 29 avril, repris dans Per il cinema (Pasolini [1975e, 1979] 2001, 3024) et, pour le second, plus tardif, à Gideon Bachman et Donata Gallo publié en août dans Filmcritica, repris également dans le même volume (Pasolini [1975f, 1977] 2001, 3024). On retrouve encore la préoccupation dantesque dans les propos tenus au moment du montage, par exemple, dans l’entretien très important, en sept questions, publié par Gian Luigi Rondi pour Il Tempo du 24 août (Pasolini 1975g). Parmi tous ces témoignages, un entretien-enquête précis réalisé par Luisa Spagnoli permet enfin de découvrir du nouveau :
Scrive Luigi Bontempelli che “Le 120 giornate di Sodoma possono essere considerate, pur nella loro forzata incompiutezza, la Divina Commedia dei tempi moderni, limitamente all’Inferno magari..., anche se mentre nel poema di Dante era il numero 3 a dominare, nel romanzo di Sade è il numero 4, e i suoi multipli. Quattro sono infatti i libertini protagonisti [...]”. Pasolini dà infatti all’opera di Sade una struttura dantesca, dividendola in gironi infernali (Pasolini 1975d).
Cette fois le travail de la journaliste, tout en confirmant la référence exclusive à l’Enfer, révèle aussi l’origine non pasolinienne de cette idée : Luigi Bontempelli. Le passage, qu’elle cite en son nom et non comme un propos rapporté de Pasolini, est en effet tiré de la préface à l’édition des Cent Vingt Journées en italien, aux éditions L’Arcadia, de Rome, en 1968 (Bontempelli 1968, 15). Or, ces pages de Bontempelli ont manifestement inspiré Pasolini[2] : il évoque au passage les témoignages sur les camps d’extermination nazis, à propos desquels, dit-il, des “ braves gens ” indignés écrivent pour réclamer qu’on fasse disparaître ceux-ci des films et des documentaires (Id., 13) ; il cite précisément, par ailleurs, “ le nazi-fascisme ”, qu’il compare au stalinisme en tant qu’épisode dont la société (italienne de 1968, donc) ne serait pas encore détachée (Id., 14) ; il développe longuement (un peu à la manière de la première partie de l’essai de Pierre Klossowski sur Sade cité dans la “ Bibliographie essentielle ” du générique de début de ‘Salò-Dante’ : voir Joubert-Laurencin 2014) l’idée que, loin d’être un vrai athée, Sade reste, par formation, et à l’égal de ses quatre libertins criminels, “ au fond de son âme, un catholique ”, tant les pires méfaits de ses personnages ressemblent à des péchés, propres à des pervers, et tant s’entend, tout au long de son livre, la jouissance du tabou brisé plutôt qu’un “ athéisme sain et sans problèmes ” qui lui reste étranger (Id., 16-17). On le voit, si l’idée de Sade lecteur de Dante n’est peut-être pas originellement née chez Pasolini, elle trouve ici un “ contexte italien ” presque caricatural. C’est chez Bontempelli et non chez Pasolini qu’on lit en premier l’évidence, régulièrement reprise par les commentateurs et par Pasolini lui-même, de l’exclusivité infernale des Cent Vingt Journées. Un autre écrivain, non italien sinon par son amour de Dante, sans citer l’Enfer, a noté, comme Pasolini, une ressemblance dans la rigueur de la composition chez les deux auteurs. Il s’agit de Samuel Beckett décrivant les Cent Vingt Journées de Sade dans une lettre, en 1938 :
L’obscénité de surface est indescriptible. Rien ne pourrait être moins pornographique. Cela me remplit d’une espèce d’extase métaphysique. La composition est extraordinaire, aussi rigoureuse que celle de Dante (Beckett 2014, 647).
Purgatorio infernale
Si le caractère “ infernal ” de ‘Salò-Dante’ est partagé par le réalisateur et ses spectateurs comme une indiscutable relation à Dante, un autre film possède, dans le cinéma de Pasolini, un “ Voi ch’entrate ”, au sens d’une entrée dans la Divine Comédie bien visible. Il s’agit d’Accattone[3] puisqu’il s’ouvre par une citation de Dante. Cet incipit littéraire qui peut être considéré comme le dernier carton de son générique de début est aussi et surtout le premier plan du premier film de Pasolini. Une ouverture. Il s’agit d’une citation du Purgatoire. Ainsi le parcours filmique de Pasolini est-il ouvert et fermé par Dante. Mais comment ? La citation est apparemment absente du scénario, et en tous cas de son édition de 1961 (Accattone, éd. FM, Roma). Elle apparaît rétrospectivement à moitié (deux vers sur quatre) dans son édition de 1965 (dans le recueil Alì dagli occhi azzurri), sous forme d’exergue :
Tu te ne porti di costui l’etterno
per una lacrimetta che’l mi toglie…
(Dante, Purgatorio, c. V)
Ces considérations ne sont que des après-coups littéraires, le carton du film, lui, propose à son spectateur quatre vers, les vers 104 à 107 du Chant V du Purgatoire et surtout, avec ses points de suspension avant et après la citation, ses guillemets ouverts mais non refermés, ses trois mots soulignés par des italiques, invente une disposition d’une audacieuse fidélité quant à la vitesse propre de la Commedia : il coupe le rythme de la tierce rime dantesque en fabriquant de fausses rimes croisées, par le son et par le sens (“ inferno/eterno ”, “ privare/togliere ”) :
…l’angel di Dio mi prese, e quel d’inferno
gridava : « O tu del Ciel, perchè mi privi?
Tu te ne porti di costui l’eterno
Per una lacrimetta che’l mi toglie…
(Dante, Purgatorio, c. V)
Le Quatre, autrement dit le Deux, a remplacé le Trois, mais sans perdre la rapidité du poème médiéval. La “ lacrimetta ” dont il est question est au cœur même du principe purgatorial puisqu’elle implique la possibilité du rachat d’un pécheur au dernier instant. Elle implique la dialectique ternaire qui dépasse la dualité manichéenne du Bien et du Mal. Et cependant, Pasolini parvient déjà ici, en un seul plan et en disposant, en cinéaste mallarméen, les mots du poème sur la page blanche de l’écran, à exprimer le caractère amphibologique du trilogique.
Accattone ne fait du reste pas couler, comme attendu après une pareille ouverture, ce “ peu de liquide humain[4] ” sur la joue de Franco Citti au dernier plan du film, lors de la mort du personnage en état de péché, mais seulement en cachette, subrepticement à l’intérieur de son rêve naïf de Paradis, au milieu du film. J’ai analysé à plusieurs reprises la petite larme “ antépurgatoriale ” ainsi que la trace de Dante dans Accattone, découvrant ensuite celle qui coule pareillement sur la joue du Christ en 1964, puis de nombreuses autres larmes dans plusieurs autres films de Pasolini (Joubert-Laurencin 1995, 61-70 ; 2012b, 237-248 ; 2015). J’ai aussi découvert que l’ “ amphibologique ” et le “ trilogique ” organisaient, à différentes échelles, le cinéma de Pasolini (Joubert-Laurencin 1995, 45-48, 194-196, 199-206, 209-213, 219-229, 272-275). Je propose de prendre maintenant en considération la matrice dantesque de cette sorte de réglage mental de Pasolini à la fois purgatorial (par l’affirmation du trilogique) et antipurgatorial (par le refus de la rédemption), sa possible “ infernalisation ” du Purgatoire, pour reprendre le mot de Jacques Le Goff à propos de la théologie de Thomas d’Aquin. En somme, de chercher le Purgatoire là où il ne devrait pas être, mais où il agit en profondeur, structurellement : dans l’Enfer du ‘Salò-Dante’.
L’évidence veut donc – on l’a vu jusque dans les mots de Pasolini lui-même – que l’accumulation sadienne numérique des tortures, des souffrances, des victimes et des unités de temps (cent vingt jours pour six cents perversions sexuelles), dans ce livre pour cette raison très particulier de Sade, évoque immédiatement l’idée de l’Enfer et d’une descente progressive dans l’abjection. Pourtant, la relation même des Cent Vingt journées à la Divine Comédie n’a aucun caractère d’évidence – sinon par l’absurde, selon la raisonnement du premier Klossowski et de Luigi Bontempelli. La Commedia est tout entière une démonstration de la grandeur divine et un modèle pour le Chrétien tandis que le livre de Sade repose sur l’inexistence de Dieu, et la progression horizontale et absurde de ses récits ne débouche, au mieux, que sur une Nature sans cause première. Et encore, si l’on tient à prendre en considération que les orgies durent vingt jours de plus que prévu, que les cent vingt journées sont ainsi en réalité cent quarante et que le funèbre carnage se termine, pour cette raison, le jour du printemps car, sans cette discrète pointe de liturgie païenne, un jour en vaut un autre à Silling et ce n’est que l’état d’inachèvement de l’ouvrage qui crée une progression “ pyramidale ” illusoire, quoique bien sensible et que le film de Pasolini a fidèlement transposée avec sa fin précipitée en Grand-Guignol.
Je doute que ce qui ait intéressé fondamentalement Pasolini dans la poétique de son film ait pu se résumer à la grossière analogie offerte, de fait, aux journalistes dans une vingtaine d’entretiens : tortures sadiennes = peines des damnés de Dante. Prenons, pour tenter de la dépasser, les premiers essais, dans son œuvre, de cette forme récurrente qu’il faut bien appeler le “remake” de la Divine Comédie puisque ‘Salò-Sade’ clôt la série en révélant sa matrice fondamentalement cinématographique[5]. Macri Teresa detta Pazzia, la prostituée qui a lu une bande dessinée de l’Enfer de Dante, clôt le rêve dantesque de son voyage chez les morts (une actualisation moderne du voyage en Enfer dont le principe sera repris tel quel dans La Divina Mimesis) par une sortie à l’air libre dans son quartier qui n’est autre que le merveilleux moment de la sortie sur la plage de l’Anti-Purgatoire un dimanche de Pâques (Pur. I, 13-18) :
Alla fine, in fondo al cunicolo buio, Teresa si ritrova su questa terra al Mandrione: una bella mattinata dolce dolce ecc.: “ dapertutto sfarfallava e ardeva il bel sole di aprile ” (RR II, 1967)
En revanche, une note de ce roman inachevé écrit en 1959 (et qui aurait pu s’appeler La Mortaccia, L’Infernante ou carrément L’Inferno,) précise : “e il paradiso ? Il paradiso non c’è, tutti all’inferno (RR II, 1968)”. Résumé fulgurant de la forme du remake pasolinien de Dante : Paradis impossible, “infernalisation” de tout, réalité purgatoriale du monde ! Dans La Divina Mimesis maintenant, Pasolini explique :
rifare questo viaggio consiste nell’alzarsi e vedere insieme tutto da lontano, ma anche nell’abbassarsi e vedere tutto da vicino (Pasolini [1975h] 1998, 1090).
Ce réglage du regard entre le corps et le monde est proche de la définition que Walter Benjamin donne de l’aura en l’opposant à la trace :
La trace est l’apparition d’un proche aussi lointain que soit ce qui la laissa. L’aura est l’apparition d’un lointain, aussi proche que soit ce qui la suscita. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; dans l’aura, elle s’empare de nous (Benjamin [1934-1940] 1989, 464).
L’important, dans la formulation de Pasolini, est le “ma anche” parce qu’il signifie que les deux positions à atteindre font partie du voyage : pour effectuer le “poème du retour[6]”, il faut à la fois s’élever vers l’aura des étoiles (trasumanar) et s’abaisser en suivant les traces de Virgile (organizzar). Et non pas descendre toujours plus bas. C’est pourquoi je ne crois pas que le système de ‘Salò-Dante’ soit celui d’une catabase, d’une dantesque ou plus primitive descente aux Enfers, mais un double mouvement d’élévation-abaissement, d’élargissement-dilatation. Le troisième voyage pré-cinématographique dans l’au-delà correspond à l’intrigue de la première version de Porcile (1967). Le nouveau Virgile s’appelle Zaum, nom donné au “transmental” (une forme de trasumanar du Verbe) des poètes cubo-futuristes de l’avant-garde soviétique et de leurs théoriciens, les Formalistes russes. La pièce de Peter Weiss (qui vient d’être traduite en italien : Weiss 1963) est déjà là, bien avant qu’on ne rebaptise Salò à son imitation, car Julian dit à Ida (qui s’appelle encore Marlene) :
Hai letto in Marat-Sade la descrizione che Sade fa del supplizio (TE, 1184)
Zaum se présente lui-même par avance comme de la même famille que le projet ‘Salò-Dante’, car un des titres alternatifs à Salò o le centoventi giornate di Sodoma était, a révélé Pasolini : “Dadà”, or Zaum se fait ainsi connaître à Julian :
Zaum, fratello di Dadà (TE, 1184).
Sur le voyage lui-même, Zaum est très clair :
JULIAN
E dove mi porti?
ZAUM
A fare un’esperienza ultraterrena, una ‘summa’ che comprende Inferno, Purgatorio e Paradiso: un viaggio non sentimentale, ma rigorosamente intellettuale. (TE, 649).
“Una ‘summa’” est le nom que Pasolini donnera à l’œuvre-sœur de ‘Salò-Dante’, Petrolio, qui se donne tantôt comme un pastiche et tantôt comme l’inversion de l’humour anglais de Sterne, dont est ici contredit le Voyage sentimental (Sterne 1768). Deux choses sont affirmées : “l’infernalisation” de tout ne doit pas faire disparaître la nécessité des trois cantiche, dont l’énergie ternaire, peut-on supposer, doit électriser même une pure “Saison en enfer” ; quel que soit l’abord sensationnaliste et brutal du voyage (et, en la matière, ‘Salò-Sade’ et les récits de Zaum atteignent des sommets), celui-ci doit rester “rigorosamente intelletuale”. Une étude récente (Di Pino 2021) démontre également qu’en un lieu moins directement visible : Una vita violenta, mais toujours à la même époque puisque l’écriture de ce roman s’étale de 1955 à 1959, la forme remake est déjà effective et qu’elle associe la descente dans les cercles de l’Enfer et la montée sur les corniches du Purgatoire, sans cependant qu’une débouché au Paradis puisse jamais exister, selon un double mouvement, dont on avait déjà pu noter la forme auparavant, mais pas son aspect dantesque. On savait déjà que l’aventure, le “voyage”, le “poème du retour” de Tommaso, sous-prolétaire romain qui passe par étapes (incluant la prison et la tuberculose) de la délinquance et du néofascisme à la rédemption sociale et au parti communiste avant de mourir dignement après un acte héroïque de sauvetage lors de l’inondation d’un bidonville, autrement dit traduisant narrativement la ligne apparemment nette d’un “héros positif” du “réalisme socialiste”, était comme doublée et ruinée en chiasme par la déroute physique progressive de son corps qui le voyait dépérir au moment où il aurait dû devenir glorieux. La lecture nouvelle de Giada Di Pino, dont je ne peux pas citer ici les détails, qui sont nombreux et convaincants, consiste à contredire l’idée reçue critique qui voit dans Una vita violenta un roman de formation manqué, inachevé. La présence de ce que j’appelle la forme remake de la Divine Comédie permet de comprendre que le Bildungsroman est complet car la descente aux enfers est suivie d’une symétrique montée purgatoriale, qui se termine non par un accès au Paradis – car celui-ci est refusé aux sous-prolétaires – mais par une mort christique (celle qui sera également le destin d’Accattone au cinéma, et même des quatre premiers protagonistes des films de Pasolini : Accattone, Ettore, Stracci, Cristo).
Paradiso-parodia
Revenons au film. Dans ‘Salò-Dante’, le choix de la mise en scène n’est pas celui d’une descente aux Enfers : tout se termine en hauteur (même le fauteuil est surélevé). Les quatre scélérats doivent tour à tour monter des marches pour se retrouver en haut et voir “tutto da lontano”, alors que la version du scénario prévoyait un massacre derrière un mur de verre, les spectateurs sadiques étant abrités du sang par une immense baie vitrée et assis au niveau du sol. L’invention, elle aussi tardive, de l’accessoire des jumelles de théâtre sert à appuyer l’idée générale du film que le visuel prend la place, dans la société contemporaine, de la culture écrite pour Sade, en tant que possibilité terroriste, offerte aux pervers, de dépravation de la population. Mais la seule explication pour moi aujourd’hui convaincante du geste obscur final du retournement des jumelles (qui produit un effet de “subjective” directe et contrainte, un pur effet d’énonciation, mais à vide, précisément privé de toute conscience, soit l’inversion exacte de la “subjective indirecte libre” théorisée dans Empirismo eretico) est que l’enfer doit se retourner, sinon en paradis, au moins en purgatoire, du moins en purgatoire “infernalisé”, lui-même inversé, inverti et interverti. Dans le sens où Enfer, Purgatoire et Paradis doivent être mêlés et retournés en leur contraire dans un même geste, comme dans la leçon de Zaum. Ceci est valide pour le remake de Pasolini, mais aussi, si l’on tient à le situer en fonction de la Divine Comédie, pour Sade. Aussi faut-il tenter de modifier nos habitudes de lecture, c’est-à-dire, au cinéma, de vision et d’écoute. Le retournement le plus frappant qu’il m’ait été donné d’entendre en ce sens, à force de reprendre l’analyse de ‘Salò-Sade’, est le suivant : à la toute fin du dernier plan du cinéma de Pasolini (symétrique, en cela, à l’étrangeté de la tierce rime métamorphosée en quatrain dans le tout premier), l’apparente unité du couple de garçons qui danse et la banalité de leur dialogue se trouvent refendues par une anomalie sonore qui met un “trouble dans le genre[7] ” : la différence entre la version française (considérée par Pasolini comme la version “originale”) et la version italienne, elle-même faisant concurrence à la version prévue par les scénarios qui nous sont parvenus. Au lieu d’entendre l’équivalent italien de : “Comment elle s’appelle ta petite amie ? – Margherita” (version audio française), ou bien : “Come si chiama la tua ragazza ? – Margherita” (version écrite du scénario), on entend : “Come si chiama il tuo ragazzo ? – Margherita” (version audio italienne).
Ce détail, je ne l’avais jamais entendu jusqu’à il y a peu, comme beaucoup de spectateurs. Après une petite enquête non scientifique, réalisée auprès d’amis et sur l’internet, je peux a minima affirmer que quelques autres, minoritaires, l’avaient toujours entendu, et que chacun en avait tiré un sens différent. La question rebondit grâce au témoignage d’un ami de Silvia De Laude, interrogé par elle après que ma conférence à Casarsa (Scuola Pasolini, en septembre 2021) l’eut fait entendre : “margherita”, en argot homosexuel, désigne l’anus, comme lieu érotisé. Là encore, aucun dictionnaire n’en atteste, certains locuteurs ne connaissent pas cet usage, mais d’autres sont formels et ont toujours compris la fin du film grâce à cela ! Ainsi, certains spectateurs ont compris que le second garçon répond : “Margherita” à “tuo ragazzo ?” pour affirmer qu’il est un hétérosexuel dans la norme, et non un pervers comme les maîtres dépravés qui l’ont recruté, signe que le retour à la vie normale se fera bientôt, après cet intermède, plaisant ou déplaisant mais probablement bien payé ; en l’occurrence, le sens est proche de la version des deux garçons parlant naturellement de leurs fiancées (version “ragazza”) qui les attendent au pays après la fin de leur contrat de travail dans le camp d’extermination). D’autres spectateurs ont entendu deux homosexuels militants, ou ex-hétéros convertis par leurs maîtres, évoquer leur plaisir de la sodomie masculine et le second répondre (dans le cas de la version française ou de la lecture du scénario) que la seule femme qu’il supportera désormais (“petite amie”, “ragazza”) sera le trou du cul d’un garçon (“margherita”). D’autres encore, comme moi, entendent une sorte de dialogue absurde à la Ionesco (“mon petit ami s’appelle Marguerite”), comme Pasolini l’avait déjà imaginé à la fin de l’épisode XII de Calderón, lorsque Rosaura mélange allègrement les mots et les choses et que sa sœur rationnelle et bourgeois Agostina en conclut qu’elle ne sait plus utiliser la belle langue espagnole
che sa così ben distinguere i “caballeros” da “las damas” (TE, 737-733)
Une énigme de genre vient donc prendre la place d’une énigme plus ancienne posée par l’herméneutique classique de Salò, ou plutôt vient se superposer magiquement à elle en lui ajoutant un sens sexuel : pourquoi ce mot “Marguerite” à la fin du film ? Énigme qui concerne un élément éminent de l’hypothèse : ‘Salò-Dante’ à travers Goethe ! Énigme d’autant plus importante que “Margherita” est devenu, après son assassinat, le “dernier mot” et donc une sorte de testament involontaire de Pasolini. J’ai personnellement beaucoup essayé (avec d’autres commentateurs, et commentatrices[8]) de prolonger le sens qui a été, dès 1976, orienté trop uniment vers une référence à la Marguerite de Goethe, inspirée par la Béatrice de Dante, autrement dit à l’idée, exprimée, dans les derniers mots là aussi, du second Faust, que “l’éternel féminin mène en haut” (Goethe 1868 : “Das Ewig-Weibliche / Zieht uns hinan”, adaptation de Paradis, II, 22 : “Beatrice in suso, e io in lei guardava”). Cet assaut d’hétérosexualité me paraissait bien mal placé en cet endroit : la possibilité nouvelle de la version du “ragazzo” et de la “marguerite”-rectum me semblent confirmer mes soupçons. J’ai proposé d’autres interprétations possibles, pour conclure, dans un livre de 1995 (peut-être son édition entièrement revue et augmentée, qui sortira au printemps 2022, se conclura-t-elle à nouveau ainsi), que cet ensemble interprétatif excessif et obscur pouvait être résumé d’une manière à la fois plus littérale et plus infiniment ouverte, à savoir avec un vers de Mallarmé tronqué, les derniers mots de mon ouvrage étant : “Je dis une fleur, et…”. La suite, que je n’ai pas produite, est connue : “musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets”, autrement dit la parole poétique (Mallarmé [1895] 1945, 368). Est-ce un acteur, un ingénieur du son ou Pasolini lui-même qui s’est amusé à placer là un clin d’œil, ou plutôt un signe d’intelligence sonore genré, ou de connivence gay, au fond presque inaudible en 1975 ? Pourquoi n’ai-je pu l’entendre qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne après quarante ans d’audition ? Parce qu’avec l’internet, les informations les plus futiles et les plus précises à la fois de l’expérience du spectateur circulent différemment. Parce que la société, qui a intégré la théorie du genre et l’existence des différentes formes de sexualité et d’identité sexuelle grâce à l’avancée de la pensée féministe, est prête à l’entendre. ‘Salò-Dante’ est entré dans le moment de sa lisibilité au sens que Walter Benjamin donne à ces mots :
Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant est le Maintenant d’une connaissabilité déterminée (Jedes Jetzt ist das Jetzt einer bestimmten Erkennbarkeit : Benjamin [1934-1940] 1989, 479).
Mon hypothèse est donc que cette connaissabilité prend la forme d’un nouveau mouvement trilogique qui n’implique plus la possibilité d’un dépassement (fût-il tronqué, comme dans Una vita violenta), d’une conversion ou d’une rédemption (fussent-elles “pâles”, c’est-à-dire impossibles ou dramatiques : le “Mo sto bene”, derniers mots sans larme d’Accattone), mais d’une fluidification des codifications binaires (ragazzo / ragazza étant la plus frappante), que pourtant Pasolini, avait depuis toujours revendiqué, face à la dialectique de type hégélien[9] . En somme, le refus du Trois comme résolution (en termes dantesques : comme Paradis) devient le refus du Trois pour lui-même (un Purgatoire en tant que tel) et son acceptation non comme “conciliation” des contraires mais comme puissance active de “l’inconciliable”, fluidification qui permet le passage aisé d’un pôle opposé à l’autre. Cela n’est rien d’autre, au fond, que la logique poussée à bout de la sineciosi telle que définie par Quintillien et que Franco Fortini avait précocement associé à la poétique de Pasolini : faire sentir comme semblables des notions opposées parce qu’elles sont présentées voisines (Quintillien, Institution oratoire, Livre IX, 3 : 65 : “figura qua fit ex uicino transitus ad diuersa ut similia”).
La pensée ternaire que représente l’invention médiévale du Purgatoire, parvenue à Pasolini à travers la forme de son remake inachevé de Dante étendu sur une vingtaine d’années, produit une déflagration continue dans son œuvre jusqu’à cette étrange expérience complète et, en un sens, parfaite du ‘Salò-Dante’. À défaut de Paradis, il s’agit sans doute de l’achèvement d’une Parodie. L’un des rares endroits où la réflexion de Giorgio Agamben touche à l’œuvre de Pasolini et cite Salò est précisément le chapitre intitulé “Parodie” de son essai Profanations (Agamben 2005). Je ne suis pas convaincu par sa proposition des quatre parodies d’Elsa Morante (le culte de Pasolini pour Penna parodiant le culte de Morante pour Saba, la “trilogie de la vie” faisant suite à la célébration morantienne de la vitalité, Ninetto remplaçant les garçons qui sauvent le monde, enfin Salò parodie de La Storia : Id., 54) car elles omettent, je crois, le caractère beaucoup plus croisé des œuvres de Morante et de Pasolini (que j’ai signalé à propos des Mille et Une Nuits dans Joubert-Laurencin 1995, 250-253). En revanche, lorsque la théorie de la parodie repasse par l’un des terrains de la dantologie, je retrouve le schéma fondamental de ‘Salò-Sade’ : dans le premier cercle de l’Enfer, les limbes se présentent comme “une double parodie” : parodie du paradis et parodie de l’enfer selon un renversement qui constitue “à coup sûr une forme extrême et spéciale de parodie” (Agamben 2005, 48-49).
L’obsession structurale du Trois dans la Divina Commedia est assez connue et documentée pour que je n’y revienne pas ici ; de même, pour la lutte du Deux (ou Quatre) et du Trois chez Pasolini, je renvoie aux pages de mes travaux que j’ai déjà citées. Il est possible de discuter la trop rapide affectation des trois “Gironi” de ‘Salò-Dante’ (Girone delle manie ; Girone della merda ; Girone del sangue) au seul Enfer : certes, les chants XII à XVII décrivent bien trois “gironi” qui constituent le septième Cercle de l’Enfer ; néanmoins c’est là la seule utilisation du mot dans ce livre, que l’on retrouve cependant à quatre reprises dans le Purgatoire (PUR, XII, 107 ; PUR, XV, 83 ; PUR, XVII, 80 et PUR, XIX, 38) pour désigner ces lieux de pénitence également nommés “cornici” qui entourent le mont du Purgatoire et permettent, si on les parcourent dans le bon sens, de s’élever jusqu’au paradis terrestre. La question, cependant, n’est pas là. ‘Salò-Dante’ n’est pas une représentation du Purgatoire, mais l’internement de son principe trilogique dans un monde infernal qui ne pourra cependant jamais être rédimé. Il faut ensuite admettre l’étrange hypothèse d’un voyage à l’envers. Au lieu de se purifier progressivement en escaladant la montagne pyramidale (symétrique du trou en entonnoir formé par la chute de Satan dans l’autre hémisphère, qui a repoussé la terre à l’autre bout du globe), les voyageurs de ‘Salò-Dante’ augmentent la gravité de leurs péchés, ce qui, peut-être, explique le très énigmatique finale de ces jeunes garçons dansant en toute quiétude au-dessus des cadavres, sineciosi à eux seuls et finissant, sinon entre les jambes de Satan accrochés à ses poils, là où se trouve sa “marguerite”, comme cela arrive à Dante et Virgile juste avant qu’ils ne franchissent le pont en forme de long boyau rectal qui relie l’Enfer et le Purgatoire, du moins sous le sens clignotant du vocable “Marguerite”, à la fois anus de Satan, promesse des fleurs de Matelda (PUR, XXVIII), voire de l’Etterna “Margarita”, nom du premier Ciel du Paradis (Par. II, 34-36). Dans la tour médiévale de Chia, dans laquelle il se réfugia au moment de ‘Salò-Dante’, Pasolini se fit photographier nu comme un pénitent de la Divina Commedia. À l’entrée du Purgatoire, un ange inscrit sept fois la lettre “P” sur le front des pécheurs, mais lui doit supporter les trois formant, depuis sa naissance, son monogramme. L’idée du Purgatoire, fondamentalement, comme l’explique bien Jacques Le Goff, permet l’invention d’un nouveau concept théologique, celui de la “communion des saints”, qui instaure une solidarité entre tous les êtres, en particulier entre les morts et les vivants ; c’est le sens de la fête de la “Toussaint”, jour, ou plutôt nuit lors de laquelle Pasolini fut lâchement assassiné à Ostie, endroit même, pour Dante, du départ des âmes qui méritent des peines non éternelles. Depuis la plage d’Ostie, les âmes promises au rachat sont accompagnées, par la mer, jusqu’à l’autre extrémité du monde, sur la plage du Purgatoire, au pied du Mont. Certes, je ne tiens pas à déduire quoi que ce soit de prémonitoire ou de magique, à la manière d’un Giuseppe Zigaina, de ces relations historiques objectives (sinon l’hypothèse que le mandant de l’assassinat de Pasolini était un lecteur de la Divine Comédie). Je rappellerai seulement que la morale finale écrite sur l’écran au dernier plan de La Terra vista dalla Luna (1967) délivre encore une vérité du Purgatoire qui nous rapproche de Pasolini disparu : “Essere morti o essere vivi è la stessa cosa”. Le temps du Purgatoire est en effet le temps humain mêlé au temps divin : le temps de Pasolini.
Le dialogue inédit, qui ne sera pas conservé dans ‘Salò-Dante’, mais publié volontairement par Pasolini en annexe de son entretien avec Gideon Bachmann et Donata Gallo dans le numéro d’août 1975 de Filmcritica, témoigne du renversement pervers des valeurs à l’œuvre dans les Journées pasoliniennes. Elles font suite à un éloge de la sodomie par le même Blangis (“il Duca” dans le film réalisé), simulacre de l’acte de procréation dont il est la “totale dérision”, mots qui constituent une reprise de Klossowski [10]. Le geste sodomite est rattaché, comme le dit encore Klossowski, au phénomène de la répétition infinie, de l’itération, dont Pasolini fait le stylème compositionnel commun à Dante et à Sade.
BLANGIS … noi tutti siamo d’accordo che il giorno del Giudizio, Dio rimproverà i virtuosi in questi termini: “Allorché avete visto che sulla Terra tutto era vizioso e criminale, perchè vi siete persi sulla strada della virtù? Le perpetue sciagure che io, Dio, seminavo nell’Universo, dovevano convicervi che io amavo unicamente il disordine e che per piacermi non era necessario farmi irritare, dato che ogni giorno io, Dio, vi davo esempio della distruzione; perché allora voi non distruggevate? Imbecilli, perché non distruggevate? (Pasolini [1975e, 1977] 2001, 3248).
Notes
[1] “Un peu plus de cent ans après sa naissance, le Purgatoire bénéficie d’une chance extraordinaire : le génie poétique de Dante Alighieri, né à Florence en 1265, lui donne à jamais une place de choix dans la mémoire des hommes (Le Goff [1981] 1999, 1175).” D’une part, “l’Enfer et le Purgatoire, étaient achevés en 1319, comme le prouve une lettre du savant bolognais Giovanni del Virgilio (Ibid.)”. D’autre part, le passage de l’adjectif purgatorius, purgatoria au substantif purgatorium, basculement qui marque, comme dans toutes les “histoires de mot”, la prise de conscience du nouvel usage, en l’occurrence “la prise de conscience du Purgatoire comme lieu, l’acte de naissance du purgatoire à proprement parler”, est situable entre 1170 et 1180 (Id., 777-778, 1211-1215).
[2] Les témoignages de Pupi Avati et Sergio Citti sur une édition interdite des Cent Vingt Journées en Italie en 1974, qui aurait circulé entre les trois scénaristes (Sergio Citti m’avait même évoqué, dans un entretien personnel, un titre amusant et farfelu : I seviziatori della foresta nera) prennent une forme de légende (même s’ils sont avérés) devant l’existence de cette édition datant de 1968, a fortiori lorsque l’on constate que sa préface a pu inspirer Pasolini.
[3] Un “Voi ch’entrate” proprement dit est également audible au détour d’un dialogue de ce film : lorsque Stella est sur le point de tomber dans la prostitution, sur la péniche sous le Ponte degli Angeli, la prostituée Amore lui lance : “Ah ! Stella, Stella, ce sei cascata pure te… E ancora non lo sai.” L’autre prostituée Margheritona ajoute : “Eh ! Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate!” “Margheritona” est déjà la “Margherita” que nous retrouvons à la fin de “Salò-Dante” ; “stella”, “amore” et “margherita” sont trois mots qui viennent de la Commedia ; c’est Amore qui devait prononcer la sentence au stade du scénario (PC I, 99).
[4] Nom que Pasolini donne aux larmes, après avoir évoqué le sperme, dans L’hobby del sonetto : Pasolini 2003, 1191, sonnet n° 71, vers 11.
[5] Par série, j’entends la “chiave dantesco-infernale inaugurata da Pasolini tra la fine degli anni Cinquanta e l’inizio degli anni Sessanta, all’altezza della Mortaccia e dello “strato” più antico della Divina Mimesis” (TE, 1184, Notizia Porcile). Et je remercie Stefania Rimini d’avoir déniché et présenté à la Scuola Pasolini de Casarsa, avant ma conférence, les deux citations de la Divina Mimesis et de Zaum dans Porcile, que j’ai pu reprendre et continué à interpréter.
[6] C’est le nom que Valérie Nigdélian-Fabre donne à Pétrole pour en condenser la forme et les forces (Nigdélian-Fabre 2011, passim). L’expression est inventée dans Bestia da stile (TE, 818, 824).
[7] Mot à mot “un disturbo nel genere”. Le livre de Judith Butler, de 1990, Gender Trouble est traduit en français “Trouble dans le genre”, mais a fait l’objet de deux traductions successives en italien : Scambi di genere en 2004, Questioni di genere en 2013.
[8] Voir Joubert-Laurencin 1995, 294-296 et Joubert-Laurencin 2012a, 26 et 104, note 27.
[9] Dans un entretien avec Sergio Arecco qui ouvre les années 1970 (Filmcritica, mars 1971, puis Sergio Arecco, Pier Paolo Pasolini, Partisan, 1972), il affirme: “Moi, je suis contre Hegel (existentiellement -empirisme hérétique). Thèse? Antithèse? Synthèse? Cela me semble trop commode. Ma dialectique n’est plus ternaire mais binaire. Il n’y a que des oppositions, inconciliables.”
[10] Pour l’usage des livres de Klossowski sur Sade et les dialogues non retenus dans le film, voir aussi Joubert-Laurencin 2012a, 58-62 et Joubert-Laurencin 2014, 103-105.
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English abstract
Only Italians have one day renamed Salò o le cento giornate di Sodoma with the new name of Salò-Sade. This denomination exists only in Italy, especially in the 1980s. It is most likely a pastiche of the title of a play by Peter Weiss released in 1963, Marat-Sade (the full title is infinitely longer), from which Peter Brook made a film of the same name in 1967. So I propose to temporarily rename Pasolini's last film, Salò-Dante since, as he himself said, this film is also “a kind of sacred representation, which probably follows what was Sade's intention and has a kind of formal Dante organization”, and more precisely: “Sade, while writing, was certainly thinking about Dante. So I began to restructure the book in three”. That question of the Three in fact rams the traditional Pasolini amphibology, its need for the Two, through the structural obsession of the Four, of the 120-day square of the Marquis De Sade. The essay presents the matrix of this struggle of Two and Three in Pasolini, namely the way in which his work integrates the medieval event of the invention of Purgatorio, as evidenced by the Commedia. Then Pasolini, with his Salò-Dante, after the dreamer who would like to wake up from his nightmare, after Dante the character-narrator who speaks when he does not speak at the moment of Virgil's reproach: “his damnation dreams”, in other words his nightmare.
keywords | Salò; Dante; Sade; Commedia; Purgatorio; Inferno.
La Redazione di Engramma è grata ai colleghi – amici e studiosi – che, seguendo la procedura peer review a doppio cieco, hanno sottoposto a lettura, revisione e giudizio questo saggio (v. Albo dei referee di Engramma)
Per citare questo articolo: Hervé Joubert-Laurencin, Salò-Dante. Sur la forme remake chez Pasolini, “La Rivista di Engramma” n. 189, marzo 2022, pp. 153-176. | PDF dell’articolo