L’Iliade, ce brûlot
L’actualité paradigmatique de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux
Delphine Lauritzen
English abstract
(En 1037, la troupe des Turcs seldjoukides attend que se termine le mois sacré de Ramadan pour se livrer au
pillage de la ville persane de Nichapour)
Pire que le viol est le viol annoncé, l’attente passive, humiliante, du monstre inéluctable.
Amin Maalouf, Samarcande
La Troisième guerre mondiale aura-t-elle lieu ? À chaque nouveau conflit susceptible d’embraser les relations internationales, la question resurgit, lancinante. Il est une œuvre moderne dont le titre, repris en leitmotiv par les faiseurs d’actualité que sont les politiques, les journalistes et les essayistes, rappelle en boucle l’état d’urgence instauré par l’Iliade, l’œuvre antique première entre toutes, fondatrice de notre civilisation. Pièce de théâtre en deux actes, La guerre de Troie n’aura pas lieu fut créée le 22 novembre 1935 au Théâtre de l’Athénée, à Paris. Le succès fut immédiat et durable, avec pas moins de 195 représentations consécutives (Graumann 1979, 9). Son auteur, Jean Giraudoux (1882-1944 – sur l’homme et l’œuvre, Body 2004), avait aussi envisagé un autre titre, Prélude des préludes, préface à l’Iliade (Pléiade 1982). À travers l’actualité brûlante du “classique” en œuvre, le présent article propose une réflexion sur l’espace paradigmatique de la vision littéraire. On est toujours à la veille de.
I. La guerre de Troie a toujours lieu
Jean Giraudoux avait bien conscience du caractère inhabituel du titre de sa pièce : trop long, trop compliqué, trop paradoxal. Il le maintint pourtant, avec la fortune que l’on sait. Passons sur les quiproquos cocasses et anecdotiques qui émaillèrent les premières représentations – les spectateurs pouvant croire que le spectacle était annulé (Weil 1991, 6-7). Alors qu’elle devait être la réplique de clôture (Sørensen 1950, 206), “La guerre de Troie n’aura pas lieu !” est finalement placée par Giraudoux en ouverture. Dans la bouche d’Andromaque, la jeune épouse enceinte attendant d’un instant à l’autre le retour d’Hector, victorieux d’une guerre qui doit être la dernière comme il le lui a promis, la phrase adressée à sa belle-sœur Cassandre sonne comme un défi. D’emblée, le tragique dérisoire de la situation nous étreint. À rang égal avec la prophétesse, tout le monde sait en effet que la guerre de Troie aura lieu. Homère l’a écrit, et ce sont là les derniers mots, la réponse de Cassandre à Andromaque à l’autre extrémité de la pièce : “Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec.” L’action théâtrale se développe tout entière en une prolepse qui anticipe les évènements à venir. À ceci près que la possibilité qu’il en soit autrement, les efforts faits par les uns et les autres dans les deux camps, troyen et grec, pour que la guerre n’ait pas lieu sont d’ores et déjà frappés du sceau de l’inanité par l’implacable évidence qu’est l’Iliade.
I.1 L’actualité de Giraudoux
Il est frappant de voir qu’à chaque fois que la pièce est montée, elle est toujours jaugée à l’aune des évènements qui lui sont contemporains. Peut-être d’ailleurs est-ce l’urgence d’une situation ressentie comme telle qui conduit régulièrement les metteurs en scène à reprendre ce texte, devenu à son tour, à l’instar de son grand modèle antique, un classique. De même, la référence à la pièce, à travers la reprise de son titre, revient toujours lorsque l’actualité devient par trop brûlante. Et quand ne l’est-elle pas ? La force du paradigme n’est autre que l’actualisation réitérée de sa pertinence.
Pour comprendre cette dynamique, il faut tout d’abord revenir sur les circonstances qui ont présidé à la création de l’œuvre. Jean Giraudoux est passé par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Son nom est associé à la brillante époque des soirées de spectacle parisiennes de la fin des années 1920 et de la décennie 1930. Mais c’est avant tout un homme marqué par la Grande guerre. Il a fait les tranchées, a été blessé. En juin 1915, il se trouve non loin du site de Troie aux Dardanelles (Giraudoux 1969, 63). Comme tant d’autres vétérans, il a la conscience pacifiste du “plus jamais ça” chevillée à l’âme. La voie de la diplomatie s’offre à lui. Pour cet ancien étudiant germaniste, la montée de l’Allemagne nazie est un objet d’inquiétude davantage peut-être que pour d’autres, en raison de sa familiarité avec la culture d’Outre-Rhin. Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, il embrasse les points de vue des deux camps affrontés. Il y a du Giraudoux dans Hector, l’ancien combattant qui veut fermer les portes de la guerre, mais aussi dans Ulysse, le négociateur venant à Troie en ambassade. La critique cependant est bien présente pour tous deux, entre l’un qui porte sa naïveté en sautoir et l’autre, par trop retors, empêchant toute identification tranchée. Si les personnages débattent sur scène, c’est bien depuis l’arène du réel que leur auteur les a créés.
Il serait réducteur de voir, en 1935, Giraudoux uniquement occupé du risque d’une autre guerre mondiale (e. g., Catalán Piris 2012, 90). Les dynamiques sont plus complexes que ce qu’une hâtive lecture de la chronologie “à rebours” pourrait laisser penser. À l’époque, l’Italie de Mussolini n’est pas encore l’alliée d’Hitler. On espère que l’alliance des puissances européennes saura tenir en respect le national-socialisme. C’est sans compter ce qui se profile comme un jeu dangereux pour la paix du monde, entendre les velléités expansionnistes de l’Italie fasciste dans la Corne de l’Afrique. Si la toile de fond est celle des relations franco-allemandes, ce sont pourtant les prémisses de la “guerre d’Abyssinie” que scrutent les observateurs. Saisie, la Société des Nations étale son impuissance. Ajoutée alors que la pièce était déjà en répétition, la scène de Busiris, l’expert “neutre” venant donner sa consultation aux futurs belligérants, en est une caricature qui ne prend même pas la peine de se dissimuler. De même que l’enlèvement d’Hélène par Pâris n’est que le prétexte invoqué au lancement des hostilités, quel sera l’évènement susceptible de mettre le feu aux poudres ? Le 22 novembre 1934, l’incident de Welwel dans l’empire éthiopien semble être apparu à Giraudoux comme le casus belli. Ce n’est très certainement pas un hasard si la première de la pièce aura lieu un an plus tard, jour pour jour.
Le quotidien Le Figaro joue un rôle important dans le déclencheur de l’écriture (Graumann 1979, 138-140). Giraudoux publie en quelques mois une série d’articles dans ce journal. C’est donc qu’il le lisait. L’édition du 15 avril 1935 réunit plusieurs articles ayant des résonnances pour des éléments-clefs de la pièce. Tout d’abord, à Stresa sur les rives du Lac Majeur, la conférence réunissant les dirigeants de l’Italie, de la France et de la Grande-Bretagne s’achève cordialement. En sa qualité de ministre des Affaires étrangères de l’État italien, Benito Mussolini raccompagne fort civilement sur le quai de la gare Pierre-Étienne Flandin, président du Conseil français. Ainsi, dans la pièce de Giraudoux, les deux représentants des forces bientôt ennemies se quittent bons amis, ce qui ne discrédite en rien la possibilité de se déclarer la guerre l’instant d’après. Puis, un autre article rend compte d’une métaphore du Premier ministre anglais, Ramsay MacDonald, sur le fait de maintenir ouverte la porte de la paix ou, à défaut si on la claque, d’en donner au moins les raisons. C’est là le décor du second acte : les portes de la guerre qui ne se referment un moment que pour mieux se rouvrir in fine. Enfin, dans le Figaro du 21 avril 1935, Giraudoux aurait été frappé par la phrase : “Il n’y aura pas de guerre cette année”, déclaration faite par Mussolini à un journaliste anglais. Pas cette année, soit, mais la suivante, mais celle d’après ? …
I.2 Théâtre de l’Athénée, Paris, mise en scène de Louis Jouvet (1935)
L’histoire de la création de la pièce est d’abord celle du lien entre Jean Giraudoux et Louis Jouvet (1887-1951), acteur, professeur, metteur en scène et directeur de théâtre (Loubier 2001) [Fig. 1]. Sans leur rencontre qui déboucha sur une collaboration essentielle à tous deux, l’avènement du théâtre de Giraudoux n’aurait sans doute pas été possible. Revenant sur sa carrière et exposant sa vision de l’art théâtral à l’occasion d’une conférence tenue à l’Université de Boston, Louis Jouvet évoque lui-même l’importance de cette relation (“Radio France” 24.10.1962). Dès les premières représentations, la pièce apparut pour ce qu’elle était : sous des dehors antiques, un révélateur du sens des évènements contemporains. Dans le compte rendu qu’elle donna du spectacle, la journaliste Magdeleine Paz écrivit ainsi que ce n’était pas le sujet en tant que tel qui saisissait le public mais “l’actualité bouleversante de ces casques et de ces boucliers, de ce Mont Ida, de ces cothurnes et de ces murailles pélasgiques. […] Actualité qui fait parler l’hoplite comme un troufion, le héros comme un combattant, l’archonte comme nos vieillards, Démokos comme Le Matin, et Ulysse comme Monsieur Laval” (Graumann 1979, 47).
I.3 Choix de deux mises en scène et leur réception par la critique
Par la fusion des aspects littéraire, autobiographique et historique, Giraudoux a créé un mythe qui est un miroir de toutes les époques ; il est évident que pour lui les situations fondamentales de l’histoire se répètent. Ce n’est donc pas une coïncidence que La guerre de Troie n’aura pas lieu soit reprise dans les périodes de tension internationale. C’est ainsi que la pièce a été jouée pendant la “guerre froide”, en 1947-1948 à Berlin, ou au T. N. P. par Jean Vilar en 1962, année de la crise cubaine. (Graumann 1979, 158)
Festival d’Avignon, mise en scène de Jean Vilar (1962)
La pièce fut créée dans la Cour d’honneur du Palais des papes lors de la 16e édition du Festival d’Avignon, en 1962. La mise en scène était signée de Jean Vilar (1912-1971), fondateur du Festival en 1947 et directeur du Théâtre national populaire (TNP) entre 1951 et 1963 (L’Herne 1995) [Fig. 2]. Pour lui, La guerre de Troie n’aura pas lieu était “l’œuvre capitale de ces cent dernières années” en ce qui concerne le théâtre français. L’actualité a peut-être contribué au choix de créer la pièce à ce moment-là de l’histoire du Festival [Fig. 3]. En 1962, l’avenir inquiétant de guerres déjà en acte ou encore incertaines ne manquait pas : le douloureux conflit de la guerre d’Algérie venait à peine de trouver un dénouement menant à l’indépendance que déjà se profilait la crise des missiles de Cuba et avec elle le risque d’une escalade vers la guerre nucléaire entre les deux blocs de la guerre froide. L’aspect paradigmatique de la pièce est cependant nié par la presse critique de l’époque, qui refuse toute actualité aux mots de Giraudoux, une génération après la création de la pièce, indice que celle-ci n’a pas encore, à l’époque, acquis un statut de “classique” :
Avignon, 19 juillet. – Tout le charme de Giraudoux est venu – et justement venu à son heure – de ce que, en jouant l’allusion datée contre le mythe universel et l’humour du moment contre l’éternelle tragédie, il avait choisi de plaire à ses contemporains et accepté sans illusions de ne pas leur survivre. Lui tendre après trente années le miroir d’une troupe et d’un site faits pour les splendeurs durables de Sophocle ou de Shakespeare, c’était infliger à ce bel éphémère une inutile et bien cruelle épreuve. “La guerre de Troie” était vouée à rester ce que son auteur avait clairement admis qu'elle fût : le rire jaune d'un ancien de 14 devant les sacrifices inutiles, d’un germaniste devant le retour fatal des inimitiés héréditaires, et d’un intellectuel devant la bêtise sanguinaire des foules ; un pamphlet contre les barrésiens va-t’en-guerre et les diplomates impuissants, un vœu pieux de pacifisme humanitaire, comme on en formait entre Stresa et Munich. Bien que les bombes de demain portent l’initiale de la belle Grecque enlevée, rien dans cette fable inspirée tout entière par la peur d’avant 40, ne correspond plus à notre angoisse d’après Buchenwald et Hiroshima. La forme date encore bien davantage. Le théâtre comme la guerre a cessé entre temps d’être une affaire d’épithètes. […] Cette façon d’exprimer la lutte de la raison contre la folie, et de l’amour contre la haine par une collection de métaphores et de culbutes normaliennes parait aujourd’hui désuète, complaisante, presque pesamment futile. Des fleurs de rhétorique amusantes qui rassuraient nos pères devant le péril sont bien fanées et s’il est vrai qu’une petite salle eût pu les rafraîchir, le grandiose palais des Papes avait tout pour dessécher et écraser le reste du bouquet. (Poirot-Delpech 20.07.1962)
Festivals d’été, mise en scène de Francis Huster (2013)
La pièce a été reprise il y a maintenant une dizaine d’années dans une mise en scène de Francis Huster (1947-), cet “exalté perpétuel” (Le Vaillant 4.09.2007). Comme Louis Jouvet en son temps, il y joue le rôle d’Hector, au côté des actrices et acteurs de la Troupe de France, créée par lui en 2011 [Fig. 4]. Huster a choisi d’introduire dans le texte de Giraudoux des discours à la réalité historique attestée : celui d’Hitler, en ouverture, ou encore un de Staline entre les scènes 12 et 13 de l’Acte II, juste avant la scène décisive de la confrontation entre Hector et Ulysse. Dans les deux cas, il s’agit de discours programmatiques, qui pèsent le pour et le contre des alliances ou des reniements, la visée conquérante, le cynisme de l’entrée en guerre dont la perspective s’avoisine inéluctablement et dont il ne s’agit finalement plus que de déterminer le concours de circonstances. La nouveauté par rapport aux productions précédentes est que Huster est allé présenter son interprétation de La guerre de Troie n’aura pas lieu aux quatre coins de France, lors des Festivals d’été. La première eut lieu au Festival d’Anjou, dans la cour du château du Plessis-Macé.
Sur le plateau, et pour que jamais ce contexte politique ne sorte de nos esprits, Francis Huster fait s’asseoir Hitler à une table, en spectateur qui attend son heure. C’est d’ailleurs cet Hitler qui ouvre les hostilités par le récit froid des exterminations qu’il envisage. Un récit si “mathématique” qu’il pourrait paraître le délire improbable d’un esprit fou, que personne ne prendrait jamais au sérieux, s’il n’y avait le poids de l’Histoire pour aussitôt nous rappeler à l’ordre. Cette mise en abyme en guise de préambule au spectacle aide à mettre en perspective l’attitude d’Hector et d’Andromaque. Eux aussi, jusqu’au déni, chercheront à nier une conclusion inévitable. Peut-être qu’il n’y a d’ailleurs rien de plus humain que cela. (Krol 22.06.2013)
Même succès au Festival de Carcassonne :
C’est avec enthousiasme que Francis Huster commente sa mise en scène, créée cette année, de La guerre de Troie n’aura pas lieu. À propos de la pièce de Giraudoux, donnée ce soir au théâtre Jean-Deschamps, il parle d’un “chef-d’œuvre, la pièce la plus jouée dans le monde”. La guerre de Trois n’aura pas lieu, c’est “la Marseillaise du théâtre” écrite entre 1934 et 1935, en pleine montée des fascismes en Europe. L’œuvre de Giraudoux (qui combattit pendant la Première guerre mondiale), se veut un plaidoyer pour la paix, une mise en garde contre la guerre. Francis Huster y voit “un texte universel, que des enfants de dix ans peuvent comprendre. La pièce fit un triomphe en 1935, sans empêcher la Seconde guerre mondiale d’éclater”. (“L’Indépendant” 29.06.2013)
Après le passage au Théâtre de la Mer “Jean Marais” de Vallauris Golfe-Juan, la voix qui s’élève n’est cependant pas celle d’un critique de théâtre, ni d’un chroniqueur de gazette estivale. Qu’un penseur engagé dans la réflexion politique et l’action humaniste comme l’est Bernard-Henri Lévy prenne appui sur l’interprétation hustérienne de la pièce de Giraudoux à propos d’un épisode contemporain (“l’affaire Haziza”) montre s’il en était encore besoin que la pièce interpelle les esprits, à intervalles répétés.
Une seule erreur. Que Huster, dans ce préambule à L’Iliade, dans ce prologue pré-homérique qui s’achève à l’instant où va s’élever la voix de l’aède, se soit donné le rôle d’Hector, fils de Priam, général en chef des armées troyennes, mais partisan, jusqu’au dernier moment, de l’accommodement à tout prix avec l’ennemi. Et qu’il ait, par voie de conséquence, mis toute sa force de jeu, son charisme, sa domination naturelle de la scène, son prestige au service du point de vue qui, au moment de la création de la pièce, en 1935, au Théâtre de l’Athénée, faisait dire : “tout, absolument tout, vaut mieux que la guerre à Hitler et à l’hitlérisme”. La pièce en est toute déséquilibrée. Les tenants du parti adverse apparaissent, par comparaison, comme des vieillards bellicistes (Priam), des soudards grotesques (Oiax), des bavards sans charme ni conviction (Démokos). Et en même temps… Cette apparente erreur n’est-elle pas le reflet du sens d’origine de la pièce ? Ce pacifisme de principe n’est-il pas le message qu’entendait porter, en 1935 et au-delà, l’auteur de “Pleins pouvoirs” et, bientôt, de “Sans pouvoirs” ? Et Huster – qui invente, en lever de rideau, un Hitler venant déclamer, en vrai, son programme exterminateur – n’a-t-il pas retrouvé, de la sorte, la vérité profonde d’un texte qui pourrait être le bréviaire de tous ceux qui, de tout temps, estiment que la paix est un bien supérieur à tous les autres – la liberté par exemple, ou la justice, ou l’honneur ? Je n’aime pas Giraudoux. Je n’aime pas ce mélange de républicanisme bon teint et d’antisémitisme bon chic bon genre dont j’avais fait, il y a trente ans, le cœur de l’Idéologie française. Mais il n’est jamais mauvais de remettre à l’épreuve ses goûts et ses dégoûts. Mieux, il est toujours bon de soumettre ses réflexes au test du réflexe adverse et de ses possibles sortilèges. C’est ce que fait, ici, Huster. Et cet autre paradoxe du comédien, cette façon de donner, comme disait Truffaut citant Hitchcock, “sa chance” au personnage d’Hector, ce désir de faire entendre pleinement une voix que l’on aimerait pouvoir, sinon dénaturer, du moins caricaturer ou désenvoûter, ce talent qui fait lui rendre la force qu’elle avait à l’époque de sa plus haute séduction, tout cela n’affaiblit pas l’idée juste mais l’affermit. (Lévy 8.08.2013)
I.4 Une pièce scolaire
La guerre de Troie n’aura pas lieu doit aussi son succès au fait qu’elle est sortie des théâtres pour se porter vers un public plus large. Il est possible d’affirmer qu’elle fait désormais partie de la culture générale française. Cette diffusion s’est faite par la voie privilégiée de l’école. En parallèle avec la déperdition de l’accès au texte originel, fût-ce en traduction, on observe le phénomène suivant : ce n’est plus l’Iliade que lisent les jeunes gens d’aujourd’hui mais la pièce de Giraudoux, inscrite dans les programmes scolaires quand il s’agit de faire réfléchir sur le mythe, sur la guerre, et sur l’impact que les deux peuvent avoir dans une perspective moderne. Preuve en est le nombre conséquent d’éditions annotées “pour la jeunesse” disponibles sur le marché. La pièce est lue et commentée en particulier au lycée. Elle est aussi fréquemment montée par des troupes de théâtre amateur composées d’élèves (par exemple, vidéos disponibles sur YouTube : 2017, École Perceval, Chatou) ou d’étudiants (2017, Club Théâtre Sciences Po, Aix ; 2023, La clef des planches, EDHEC, Lille).
Parce qu’il y a toujours une guerre en devenir quelque part et parce qu’il y aura toujours des jeunes gens qu’on enverra la faire, il m’a semblé important de citer ici, presque in extenso, le billet d’un enseignant dans une classe de Première, texte écrit après la Seconde guerre du Golfe, en 2003, il y a quelque vingt ans.
Encore une guerre de finie. J’avoue que j’ai eu bien du mal, pendant cette période, à m’adresser sereinement aux élèves dans le cadre atemporel des règles de la rhétorique, de la dualité baudelairienne ou des mythes antiques revisités par nos dramaturges contemporains. […] L’étude de la réactualisation par Giraudoux de la révolte contre l’absurde cruauté des batailles s’est superposée, de façon exacte et distanciée, à la situation réelle qui apparaissait tout aussi inconcevable que l’histoire racontée par le mythe. Cela en devenait incongru et presque indécent. Oui, la guerre aurait bien lieu. Personne n’en doutait. La vraie, pas celle de Troie qui, finalement, a conservé son statut d’allégorie lointaine. […] Tandis que, dans les livres, nous tentions de rejoindre les héros de nos mythes fondateurs, les acteurs du monde réel nous offraient de vains débats, nous gavaient de fausses raisons, invoquaient de nobles valeurs, cachaient chacun de vrais intérêts géopolitiques et économiques, et se revendiquaient qui du droit, qui du bien, pour jouer leur rôle sur la scène d’un affrontement programmé. La fiction en devenant plus humaine, la cruauté qu’Antonin Artaud voulait faire apparaître dans la symbolisation théâtrale s’est transportée, après les préliminaires d’usage, dans la représentation du champ de bataille, jusqu’à la caricature. Malgré cela, il faut revenir aux textes et inviter les élèves à construire des discours cohérents, argumentés, nuancés et sincères. Il me semble que c’est devenu plus difficile et que ça ne va pas tellement s’arranger… (Madiot 5.06.2003)
II. La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?
Si l’on prend le contrepied du présupposé de Giraudoux – tout le monde sait que la guerre de Troie a eu lieu – le ressort dramatique de sa pièce, loin d’en être affaibli, en sort au contraire renforcé. Et si l’Iliade n’était qu’une œuvre de pure fiction ? Ou encore, comment Homère pourrait-il avoir eu une connaissance précise sur la réalité d’une guerre qui se serait passée plusieurs siècles avant sa propre époque ? Le doute jeté sur l’infaillibilité du Poète libère la parole créatrice postérieure. Tout devient alors possible, y compris et surtout l’horizon d’une fin qui ne soit pas néfaste pour les Troyens et leur cité.
2.1 L’historicité en débat
Déjà dans l’Antiquité, il se trouve des voix pour critiquer la véracité des poètes et en particulier du premier d’entre eux. Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur la position platonicienne à ce sujet. Un texte se révèle particulièrement intéressant pour la question qui nous occupe : un traité de Dion Chrysostome (c. 40-c. 120), éminent représentant de la Seconde sophistique, qui porte précisément sur la remise en question de l’historicité de la guerre de Troie. Il s’agit du discours 11, dont le titre est sans équivoque : (Discours) troyen, sur le sujet qu’Ilion n’a pas été prise (Τρωϊκός ὑπὲρ τοῦ Ἴλιον μὴ ἁλῶναι). Le rhéteur s’adresse aux habitants de Novum Ilium, ville censée se trouver sur le site même de la Troie homérique. Suivant la tradition rhétorique de la réfutation (ἀνασκευή), il élabore une argumentation visant à accréditer la thèse qu’Homère a dissimulé les faits et que ce sont en fait les Troyens qui ont gagné la guerre. Les Grecs, vaincus, s’en sont allés misérablement, en subissant embûches et périls lors de leurs retours respectifs. Il est possible que Dion ait trouvé matière à sa théorie dans une tragédie perdue d’Euripide sur le sujet de Philoctète (Jouan 2002).
Dans une tout autre perspective, les historiens modernes s’interrogent eux aussi pour évaluer dans quelle mesure Homère peut être une source historique fiable. Cette attitude n’est pas nouvelle et évoque immédiatement Heinrich Schliemann arpentant la butte d’Hisarlık en 1870, un exemplaire de l’Iliade à la main, pour en reconnaître la topographie ; la suite est connue. Or, il est significatif de constater que c’est encore le titre de Giraudoux que l’on transpose – “La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?” – lorsque l’on se pose la question à notre époque, par exemple dans le cadre d’une conférence ouverte à un large public (Piel 8.07.2020 émission radiophonique, avec référence à l’ouvrage Piel 2019).
La perspective historienne, avec sa variante rhétorique, archéologique ou universitaire, n’est pourtant pas celle qui intéresse le mythe dans son expression littéraire au sens large. Peu importe au fond que la guerre de Troie ait réellement eu lieu, dans quel endroit, à quelle époque, entre quels peuples, comment et pour combien de temps. Seuls vivent encore dans nos mémoires les personnages épiques que sont Hélène et Pâris, Andromaque et Hector, Hécube et Priam, et Cassandre, et Polyxène, ainsi que tous les autres. Troie est un symbole. D’où son rôle dans la réflexion sur l’humanité en acte. À l’opposé de la considération historique, c’est la notion de destin qui prévaut dans la pièce de Giraudoux. Gérard Genette en propose la lecture suivante.
Ce destin, en quoi consiste-t-il au fond pour nous, spectateurs modernes ? En ce que l’hypotexte – l’Iliade, bien sûr – dit (raconte) que la guerre de Troie a bien eu lieu. Le destin, comme chacun sait, c’est ce qui est écrit. […] Par Homère et par lui seul, nous savons qu’Hector échouera et mourra. Le texte de Giraudoux ne dispose pas d’une grande “marge de manœuvre” : il consiste en une sorte de grande variation en prélude, qui joue avec son terme prescrit comme la souris, peut-être, croit jouer avec le chat. Il peut inventer toutes sortes de retardements et de fausses issues, et ne s’en prive pas ; mais il ne peut pousser l’émancipation jusqu’à éluder le terme, et n’y a d’ailleurs jamais songé. Bien au contraire, il s’agissait seulement de rendre le jeu plus cruel, et d’introduire le destin – la mort – par où on ne l’attendait pas, par où l’on croyait lui échapper. Toute cette suite d’efforts et d’illusions n’avait pour but que de donner enfin “la parole au poète grec”. Le destin, c’est l’œuvre du poète grec, c’est l’hypotexte et tout se passe comme si Giraudoux avait voulu écrire ici, non pas, comme des milliers de prédécesseurs, une tragédie hypertextuelle (elles le sont presque toutes), mais une tragédie dont le tragique soit essentiellement lié à son hypertextualité. (Genette 1982, 531-532)
Se trouvent finalement renvoyées dos à dos la question de l’historicité et, dans les termes de la critique textuelle, celle de la relation à l’Iliade, à la fois sine qua non et repoussoir. Le destin tel que posé par Giraudoux n’est autre que la mesure de la respiration propre à sa pièce. Une bouffée certes brève prise dans un jeu intertextuel entre tant d’autres œuvres, anciennes et modernes, mais un souffle singulier qui prend à son tour des accents universels. Il convient maintenant de s’interroger sur l’art et la manière de faire de l’auteur de 1935 en relation avec ses grands prédécesseurs d’un côté, avec ses contemporains travaillant la matière antique de l’autre – citons ici pour mémoire La Machine infernale de Jean Cocteau (1934) ou l’Antigone de Jean Anouilh (1944).
II.2 Rouge vif ou l’ekphrasis absente
Quelle que soit la réponse que l’on donne à la question historique au sens large, la chute de Troie est ancrée dans l’imaginaire collectif comme le paradigme de la prise et de la destruction de toute ville [Fig. 5]. Or, on le sait, Troie ne brûle pas à la fin de l’Iliade. Giraudoux s’inscrit dans la lignée de son modèle et ne décrit pas la ville embrasée, puisque les évènements qui constituent sa trame narrative se situent avant la chute, et avant même le début de la guerre. Il fait mieux – ou pire : la préfiguration de l’embrasement final est bien présente au cœur de la pièce, au détour d’une simple allusion. Par son absence, elle marque au fer rouge tous les personnages, et les spectateurs avec eux, qui ne peuvent chasser de leur esprit le tableau final : Troie se consumant dans les flammes. C’est par les yeux d’Hélène que cette vision est révélée. Dans la première partie de la pièce, Hector se fait fort de convaincre la reine spartiate devenue princesse troyenne d’accepter de quitter Troie et de repartir avec les envoyés grecs qui s’apprêtent à débarquer (Acte I, scène 9, Giraudoux 1935) :
HECTOR Voilà ta concurrente, Cassandre. Celle-là aussi lit l’avenir.
HÉLÈNE Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.
HECTOR Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes sœurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante. Vous voyez cela, je pense ?
HÉLÈNE Non, du tout. C’est tout sombre.
HECTOR Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.
HECTOR Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient ?
HÉLÈNE J’insulte quoi ?
HECTOR Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !… Qu’avez-vous ? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ?
HÉLÈNE Oui.
HECTOR Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE Oui. C’est rouge vif.
Point de description. L’ekphrasis s’impose par son absence. Seule une teinte, le rouge vif, illustre Troie en flammes. La puissance de l’évocation n’en est que plus prégnante. Malgré lui, Hector apparaît ébranlé par cette ineptie qu’il qualifie dédaigneusement d’“album de chromos”, mettant à distance les visions colorées d’Hélène et leur caractère insupportable pour mieux s’en défaire. L’anachronisme joue sur plusieurs niveaux (Curatolo 2009, 326). Tout d’abord, ce procédé permet à Giraudoux de brouiller les cartes pour mieux construire un espace atemporel : oui, il s’agit bien d’une pièce où les circonstances et les personnages sont situés dans l’Antiquité, mais il ne s’agit pas pour autant d’une pièce à l’antique. Ensuite, l’emploi du diminutif “chromo” pour “chromolithographie” a une consonnance péjorative. Il déclasse la femme la plus belle du monde et fait de sa vision de l’avenir un décor bon marché de reproductions affadies. Ou quand le mythe se réveille dans les tréfonds d’une cuisine petite-bourgeoise.
Il y a pourtant dans l’Iliade une scène d’embrasement, celle du fleuve Scamandre. Cette description oxymorique de l’eau qui brûle annonce explicitement la scène absente, le tableau final du feu détruisant Troie qui n’aura pas lieu dans le cadre de l’épopée, mais qui n’en est pas moins présent comme l’horizon d’attente de la guerre iliaque.
Ὣς ἔφαθ’, Ἥφαιστος δὲ τιτύσκετο θεσπιδαὲς πῦρ.
πρῶτα μὲν ἐν πεδίῳ πῦρ δαίετο, καῖε δὲ νεκροὺς
πολλούς, οἵ ῥα κατ’ αὐτὸν ἅλις ἔσαν, οὓς κτάν’ Ἀχιλλεύς·
πᾶν δ’ ἐξηράνθη πεδίον, σχέτο δ’ ἀγλαὸν ὕδωρ. (345)
ὡς δ’ ὅτ’ ὀπωρινὸς Βορέης νεοαρδέ’ ἀλωὴν
αἶψ’ ἀγξηράνῃ· χαίρει δέ μιν ὅς τις ἐθείρῃ·
ὣς ἐξηράνθη πεδίον πᾶν, κὰδ δ’ ἄρα νεκροὺς
κῆεν· ὃ δ’ ἐς ποταμὸν τρέψε φλόγα παμφανόωσαν.
καίοντο πτελέαι τε καὶ ἰτέαι ἠδὲ μυρῖκαι, (350)
καίετο δὲ λωτός τε ἰδὲ θρύον ἠδὲ κύπειρον,
τὰ περὶ καλὰ ῥέεθρα ἅλις ποταμοῖο πεφύκει·
τείροντ’ ἐγχέλυές τε καὶ ἰχθύες οἳ κατὰ δίνας,
οἳ κατὰ καλὰ ῥέεθρα κυβίστων ἔνθα
καὶ ἔνθα πνοιῇ τειρόμενοι πολυμήτιος Ἡφαίστοιο. (355)
καίετο δ’ ἲς ποταμοῖο ἔπος τ’ ἔφατ’ ἔκ τ’ ὀνόμαζεν·
Ἥφαιστ’, οὔ τις σοί γε θεῶν δύνατ’ ἀντιφερίζειν,
οὐδ’ ἂν ἐγὼ σοί γ’ ὧδε πυρὶ φλεγέθοντι μαχοίμην.
λῆγ’ ἔριδος, Τρῶας δὲ καὶ αὐτίκα δῖος Ἀχιλλεὺς
ἄστεος ἐξελάσειε· τί μοι ἔριδος καὶ ἀρωγῆς; (360)
Φῆ πυρὶ καιόμενος, ἀνὰ δ’ ἔφλυε καλὰ ῥέεθρα.
ὡς δὲ λέβης ζεῖ ἔνδον ἐπειγόμενος πυρὶ πολλῷ
κνίσην μελδόμενος ἁπαλοτρεφέος σιάλοιο
πάντοθεν ἀμβολάδην, ὑπὸ δὲ ξύλα κάγκανα κεῖται,
ὣς τοῦ καλὰ ῥέεθρα πυρὶ φλέγετο, ζέε δ’ ὕδωρ· (365)
οὐδ’ ἔθελε προρέειν, ἀλλ’ ἴσχετο· τεῖρε δ’ ἀϋτμὴ
Ἡφαίστοιο βίηφι πολύφρονος. αὐτὰρ ὅ γ’ Ἥρην
πολλὰ λισσόμενος ἔπεα πτερόεντα προσηύδα·
Ἥρη τίπτε σὸς υἱὸς ἐμὸν ῥόον ἔχραε κήδειν
ἐξ ἄλλων; οὐ μέν τοι ἐγὼ τόσον αἴτιός εἰμι (370)
ὅσσον οἱ ἄλλοι πάντες, ὅσοι Τρώεσσιν ἀρωγοί.
ἀλλ’ ἤτοι μὲν ἐγὼν ἀποπαύσομαι εἰ σὺ κελεύεις,
παυέσθω δὲ καὶ οὗτος· ἐγὼ δ’ ἐπὶ καὶ τόδ’ ὀμοῦμαι,
μή ποτ’ ἐπὶ Τρώεσσιν ἀλεξήσειν κακὸν ἦμαρ,
μὴ δ’ ὁπότ’ ἂν Τροίη μαλερῷ πυρὶ πᾶσα δάηται (375)
καιομένη, καίωσι δ’ ἀρήϊοι υἷες Ἀχαιῶν. (Hom. Il. XXI 342-376)
Elle [Héra] dit ; Héphæstos prépare un prodigieux incendie. C’est dans la plaine qu’il s’allume d’abord. Il brûle les morts innombrables, victimes d’Achille, qui encombrent le fleuve. Toute la plaine est asséchée, l’eau brillante suspend son cours. On voit, à l’arrière-saison, Borée soudain assécher un verger arrosé l’instant d’avant, pour la plus grande joie de ceux qui le cultivent. De même la plaine est toute asséchée, le feu a brûlé les cadavres. Il tourne alors vers le fleuve sa flamme resplendissante. Voici les ormeaux qui brûlent, et les saules, et les tamaris ; le lôtos brûle aussi, et le jonc, et le souchet, qui ont poussé en abondance le long des belles eaux du fleuve. Les anguilles sont au tourment, et tous les poissons. Dans les tourbillons, dans les belles eaux courantes, ils culbutent en tous sens, tourmentés par le souffle de l’ingénieux Héphæstos. La force du fleuve brûle ! Alors, il parle à Héphæstos en l’appelant de tous ses noms : “Héphæstos, il n’est pas de dieu capable de se mesurer avec toi, et ce n’est pas moi, qui te puis combattre, quand ton feu flambe de la sorte ; Va, cesse la lutte. Que le divin Achille bannisse aujourd’hui même les Troyens de leur ville : pourquoi irais-je batailler et me porter à leur secours ?”
Ainsi parle-t-il, brûlé par le feu. Des bulles jaillissent sur ses belles eaux. Comme bout l’intérieur d’une bassine, où fond la graisse d’un porc grassement nourri, et que de tous côtés attaque le grand feu qui jaillit du bois sec entassé par-dessous, ainsi, sous l’action du feu, flambent les belles eaux du Xanthe. Son flot bout ; il ne peut plus avancer : il est arrêté ; et le souffle de l’ingénieux Héphæstos le tourmente brutalement. Alors, avec instance, suppliant Héré, il dit ces mots ailés :
“Héré, pourquoi ton fils s’en prend-il à mon cours, de préférence à d’autres, pour lui faire du mal ? Je suis beaucoup moins en cause qu’aucun autre champion de Troie. Je veux bien m’arrêter, si tu me le demandes ; mais qu’alors il s’arrête aussi ! Et je veux bien aussi te faire un serment : non, jamais des Troyens je n’écarterai le jour du malheur, même quand Troie tout entière, flambant sous la flamme ardente, sera la proie de l’incendie, si les incendiaires sont les preux fils des Achéens”. (trad. Mazon)
Giraudoux ne cite pas ce passage célèbre puisque, dans sa pièce, la guerre de Troie n’a pas encore eu lieu. Il fait donc du hors-Homère. Cet aspect créatif à partir du modèle est déjà souligné par les auteurs anciens. Par exemple, Philostrate l’Ancien (c. 170-244/249) choisit d’ouvrir sa Galerie de tableaux (Εἰκόνες) par la description d’un tableau représentant précisément le Scamandre en flammes.
πῦρ δὲ τοῦτο πολὺ μὲν πλημμυρεῖ κατὰ τοῦ πεδίου, πολὺ δὲ περὶ τὰς ὄχθας ἕρπει τοῦ ποταμοῦ, ὡς μηκέτι αὐτῷ δένδρα εἶναι. […] καὶ τὸ ἄνθος τοῦ πυρὸς οὐ ξανθὸν οὐδὲ τῇ εἰθισμένῃ ὄψει, ἀλλὰ χρυσοειδὲς καὶ ἡλιῶδες. ταῦτα οὐκέτι Ὁμήρου. (Philostr. Imag. I 1, 2)
Le feu couvre la plaine comme un torrent débordé ; il rampe et s’étale sur les rives du fleuve, où l’on ne voit plus déjà aucune végétation. […] Le feu ne jette point un éclat rougeâtre, n’a point son aspect accoutumé ; mais il brille comme l’or ou les rayons du soleil. Homère n’est plus pour rien dans ce détail. (trad. Bougot)
La couleur que le peintre a choisie pour représenter l’incendie n’est pas le “rouge vif” de l’Hélène de Giraudoux. Pour désigner ce qui serait la couleur habituelle du feu, Philostrate emploie le terme ξανθός, qui peut être traduit par l’adjectif “fauve”, c’est-à-dire l’ocre blond-orangé tirant sur le rouge. C’est aussi l’autre nom du Scamandre, appelé le Xanthe par les dieux homériques. Sur ce tableau, en revanche, c’est une lumière d’or qui baigne toute la scène. Nous y reviendrons plus avant.
II.3 Troie en flammes
Si l’Iliade est l’œuvre la plus connue, nombreux sont les artistes en général (dont le peintre du tableau mentionné par Philostrate) et en particulier les auteurs qui composent sur le mythe de Troie selon leur propre inventivité. Bien d’autres œuvres ont traité des évènements précédant et suivant la narration de l’Iliade, qui se concentre sur un seul épisode – en 24 chants – prenant place à la dixième année de la guerre : la colère d’Achille. Outre les œuvres composées dans le vers épique, l’hexamètre dactylique, la matière troyenne est la matrice de très nombreuses œuvres du théâtre tragique. La pièce de Giraudoux se lit donc en contrepoint des œuvres antiques, ainsi que le suggère l’auteur lui-même par la bouche d’Hector qui souligne : “Je cite mes auteurs” (Acte I, scène 9).
La chute et le tableau final de la ville en feu composaient le sujet de plusieurs œuvres épiques portant le titre du Sac d’Ilion (Ἰλίου πέρσις). Le codex 239 de la Bibliothèque de Photius (c. 820-891 ou 897) nous a conservé une notice consacrée à un traité attribué à Proclus, la Chrestomathie (Severyns 1938-1963), qui donne un aperçu des œuvres regroupées sous le nom de “Cycle troyen” (Burgess 2001). On peut raisonnablement supposer que celles qui traitaient de la prise de Troie comportaient une ekphrasis en bonne et due forme de l’incendie de Troie, clou du l’épisode éponyme. À part quelques fragments ou mentions, ces textes ne nous sont pas parvenus. Il en existe en revanche de lointains épigones, qui perpétuent la tradition de ce récit dans la période qu’il est convenu d’appeler l’Antiquité tardive. Au IIe ou IIIe siècle de notre ère, Quintus de Smyrne compose un long poème en hexamètres intitulé La suite d’Homère (Τὰ μεθ’ Ὅμηρον). La description de l’incendie final de Troie est poignante.
Πάντῃ δ’ ἄλλοθεν ἄλλα κατηρείποντο μέλαθρα (430)
ὑψόθεν· ἀζαλέη δὲ κόνις συνεμίσγετο καπνῷ·
ὦρτο δ’ ἄρα κτύπος αἰνός· ὑπετρομέοντο δ’ ἀγυιαί.
Καίετο δ’ Αἰνείαο δόμος, καίοντο δὲ πάντα (432a)
Ἀντιμάχοιο μέλαθρα· καταίθετο δ’ ἄσπετον ἄκρη (433)
Πέργαμον ἀμφ’ ἐρατὴν περί θ’ ἱερὸν Ἀπόλλωνος
νηόν τε ζάθεον Τριτωνίδος ἀμφί τε βωμὸν (435)
Ἑρκείου· θάλαμοι δὲ κατεπρήθοντ’ ἐρατεινοὶ
υἱωνῶν Πριάμοιο· πόλις δ’ ἀμαθύνετο πᾶσα.
Τρῶες δ’ οἳ μὲν παισὶν ὑπ’ Ἀργείων ὀλέκοντο,
οἳ δ’ ὑπὸ λευγαλέοιο πυρὸς σφετέρων τε μελάθρων,
ἔνθά σφιν καὶ μοῖρα κακὴ καὶ τύμβος ἐτύχθη·
[…]
φλὸξ δ’ ἄρ’ ἐς ἠέρα δῖαν ἀνέγρετο, πέπτατο δ’ αἴγλη
ἄσπετος· ἀμφὶ δὲ φῦλα περικτιόνων ὁρόωντο (465)
μέχρις ἐπ’ Ἰδαίων ὀρέων ὑψηλὰ κάρηνα
Θρηικίης τε Σάμοιο καὶ ἀγχιάλου Τενέδοιο.
[…]
Τὸ δ’ ἐν πυρὶ καίετο πολλῷ,
ἠύτ’ ὄρος λασίῃσιν ἄδην καταειμένον ὕλῃς
ἐσσυμένως καίηται ὑπαὶ πυρὸς ὀρνυμένοιο
ἐξ ἀνέμων, δολιχαὶ δὲ περιβρομέουσι κολῶναι, (490)
τῷ δ’ ἄρα λευγαλέως ἐνιτείρεται ἄγρια πάντα
Ἡφαίστοιο βίηφι περιστρεφθέντα καθ’ ὕλην·
ὣς Τρῶες κτείνοντο κατὰ πτόλιν· οὐδέ τις αὐτοὺς
ῥύετ’ ἐπουρανίων· περὶ γὰρ λίνα πάντοθε Μοῖραι
μακρὰ περιστήσαντο τά περ βροτὸς οὔ ποτ’ ἄλυξε. (495) (Q. S. Posthom. XIII 430-440 ; 464-467 ; 487-495)
430 De toute part, les toits des maisons s’effondrent : une poussière sèche se mêle à la fumée ; d’horribles craquements retentissent ; le sol des rues tremble. La demeure d’Énée est en feu ; en feu, toutes les ailes du palais d’Antimaque. Un immense incendie embrase la ville haute, enveloppant l’aimable Pergame, le sanctuaire d’Apollon, le temple sacré de la Tritonide, l’autel de Zeus Herkéios ; les riants appartements des neveux de Priam achèvent de brûler ; la ville entière n’est plus que cendres. Pour les Troyens, c’est la mort. Les uns sont tués par les fils des Argiens ; d’autres périssent dans les flammes funestes ou sous leurs propres maisons 440 où ils trouvent à la fois la male mort et leur tombe. […] 464 Les flammes montent dans l’air divin, projetant au loin une lumière prodigieuse que les peuples d’alentour aperçoivent depuis les altières cimes des monts de l’Ida jusqu’à Samothrace et à Ténédos la marine. […] 487 Cependant un immense incendie embrase la cité, rapide comme celui qui s’allume dans une montagne couverte d’un épais manteau de forêts, quand le vent attise la flamme ; tandis que les arêtes des cimes crépitent à l’entour, toutes les bêtes sauvages trouvent une fin lamentable dans les flammes d’Héphaistos qui les prennent au piège à travers la forêt. Ainsi périssent les Troyens dans la ville : nul secours ne leur vient des dieux du ciel, car les Destinées les ont de toute part enveloppés dans leur grand filet d’où jamais mortel ne put s’échapper. (trad. Vian)
De même au IIIe siècle, Triphiodore compose un poème intitulé La prise d’Ilion (Ἅλωσις Ἰλίου) où il narre la ruse du cheval de Troie, puis le massacre de la population et enfin la destruction de la ville par le feu (Miguélez-Cavero 2013). Le tableau final de Troie en proie aux flammes n’y manque pas.
είχεσι δὲ πτολίπορθον ἐπὶ φλόγα θωρήξαντες (680)
ἔργα Ποσειδάωνος ἰῇ συνέχευον ἀυτμῇ
αὐτοῦ καὶ μέγα σῆμα φίλοις ἀστοῖσιν ἐτύχθ
Ἴλιος αἰθαλόεσσα· πυρὸς δ’ ὀλεσίπτολιν ἄτη
Ξάνθος ἰδὼν ἔκλαυσε γόων ἁλιμυρέι πηγῇ
Ἡφαίστῳ δ’ ὑπόεικεν ἀτυζόμενος χόλον Ἥρης. (685) (Triph. Tr. capt. 680-685)
Puis, contre les murailles, ils arment la flamme pour détruire la cité et toute l’œuvre de Poséidon s’écroule en un seul embrasement ; à l’instant même, Ilion en flammes devient un vaste sépulcre pour ses habitants ; à la vue du feu, fléau destructeur de la ville, le Xanthe pleure, fontaine de gémissement coulant à la mer, mais il cède à Héphaistos, par crainte de la colère d’Héra. (trad. Gerlaud 1982)
Bien que représentatifs du caractère très largement partagé de la vision de Troie en flamme, ces récits prennent place après la narration des évènements contenus dans l’Iliade. D’une pertinence accrue pour notre propos sont les œuvres qui traitent de ceux advenus avant le traitement homérique de la matière troyenne. Parmi celles-là, une épopée datant de l’époque hellénistique, soit du IIIe siècle avant notre ère, est particulièrement significative par rapport à la gestation de la pièce de Giraudoux. L’Alexandra de Lycophron rapporte les prophéties de Cassandre (Alexandra), proférées au moment même où son frère Pâris (Alexandros) fait route vers Sparte pour enlever Hélène. Dans cette prolepse prophétique, Cassandre voit et annonce les désastres à venir. Soit exactement le même schéma d’anticipation chronologique que l’on trouve dans La guerre de Troie n’aura pas lieu. Il se trouve que les registres du prêt de la bibliothèque de l’École normale supérieure ont enregistré trois emprunts successifs de ce volume par le jeune Jean Giraudoux, alors en scolarité rue d’Ulm (Weil 1991, 11, citant J. Body). Trente ans plus tard, l’ancien combattant devenu diplomate et auteur s’est de toute évidence souvenu de cette mise en place dramatique.
Αἰαῖ, τάλαινα θηλαμὼν κεκαυμένη, (31)
καὶ πρόσθε μὲν πεύκῃσιν οὐλαμηφόροις
τριεσπέρου λέοντος…
[…]
λεύσσω σε, τλῆμον, δεύτερον πυρουμένην (52)
[…]
Στένω, στένω σε δισσὰ καὶ τριπλᾶ, δορὸς
αὖθις πρὸς ἀλκὴν καὶ διαρπαγὰς δόμων (70)
καὶ πῦρ ἐναυγάζουσαν αἰστωτήριον.
στένω σε, πάτρα… (Lyc. Alex. 31-33 ; 52; 69-72)
Las ! Las ! malheureuse nourrice ! brûlée (31)
Autrefois déjà par les poutres porteuses des guerriers
Du lion conçu dans une triple nuit…
[…]
Malheureuse nourrice, je te vois à nouveau mise à feu et à sang (52)
[…]
Je te pleure, te pleure deux fois, trois fois ; la vigueur
à nouveau de la lance, tes maisons pillées, (70)
le feu ravageur sont le spectacle qui s’offre à toi.
Je te pleure, ma patrie… (trad. Hurst, collab. Kolde)
Quelque neuf siècles après Lycophron, quatorze siècles après Homère, Collouthos écrit pour sa part un epyllion, une courte épopée centrée sur un épisode particulier, en l’occurrence L’enlèvement d’Hélène (Ἑλένης ἀρπάγη). En voici les derniers vers :
καὶ Κικόνων πτολίεθρα καὶ Αἰολίδος πόρον Ἕλλης
Δαρδανίης λιμένεσσιν ὁ νυμφίος ἤγαγε νύμφην. (390)
πυκνὰ δὲ τίλλε κόμην, χρυσέην δ’ ἔρρηξε καλύπτρην
Κασσάνδρη νεόφοιτον ἀπ’ ἀκροπόληος ἰδοῦσα.
Τροίη δ’ ὑψιδόμων πυλέων κληῖδας ἀνεῖσα
δέξατο νοστήσαντα τὸν ἀρχέκακον πολιήτην. (Coll. Rapt. Hel. 387-391)
Collouthos finit là où commence Lycophron. Dans ce jeu des auteurs qui reprennent ou terminent là où ont commencé ou achevé les autres, Giraudoux s’inscrit à son tour. Bien qu’il n’y ait aucune assurance que l’auteur moderne ait eu en tête la conclusion du poète tardo-antique, il est cependant tentant d’y voir, sinon une décision délibérée de placer sa pièce immédiatement à la suite de L’enlèvement d’Hélène montrant Cassandre désespérée de l’arrivée d’Hélène à Troie, du moins le fait de s’insérer à son tour dans ce dialogue ininterrompu de textes, comme ici pré-homériques tout en étant orientés par la conclusion post-iliadique. Si la description de l’embrasement final de la ville n’a pas lieu dans la pièce, elle est cependant cet horizon d’attente que contemplent, chacune à sa manière, Cassandre et Hélène. L’ekphrasis absente a infiniment plus de présence qu’une description actée, subsumée comme elle l’est dans la seule mention du “rouge vif”.
III. La guerre de Troie aura-t-elle lieu ?
Le prisme de la littérature opère ainsi dans une autre dimension que celle des préoccupations historiennes concernant la réalité archéologique de la guerre de Troie. C’est son caractère de référence trans-temporelle qui fascine : nous évoluons là dans l’ordre du mythe. La négation introduite dans le titre de Giraudoux interpelle d’autant plus par son caractère absurde. Quelle valeur a le déni, puisque tout le monde connaît la fin de l’histoire ? Pour reprendre la mise en garde de Cassandre à Andromaque au début de la pièce, ce sont les affirmations qui arrachent le tigre à son sommeil. C’est “la métaphore pour jeunes filles” ; pour les voyants, les lucides, le destin, “c’est simplement la forme accélérée du temps. C’est épouvantable” (Giraudoux 1935, Acte I, scène 1).
3.1 La guerre de … aura-t-elle lieu ?
La prescience de La guerre de Troie n’aura pas lieu repose en grande partie sur l’incroyable force de ce titre génial qui n’en finit plus d’être repris et de se décliner, avec cette restriction que ce phénomène concerne uniquement le milieu francophone.
Les traducteurs ont souvent reculé devant le titre de la pièce de Jean Giraudoux La guerre de Troie n’aura pas lieu. Annette Kolb a préféré Kein Krieg in Troja (Pas de guerre à Troie), Christopher Fry Tiger at the Gates (Tigre aux portes de la ville), et même si l’on est revenu à des traductions littérales, ce titre n’a jamais été plagié par les journalistes anglais ou allemands comme en France, faute d’avoir trouvé semblable euphonie, semblable cadence (La guerr’ de Troie n’aura pas lieu, soit un octosyllabe de quatre iambes). La formule semble gravée dans le marbre. Elle a fait florès dans la presse française, elle reparaît quotidiennement, pour la guerre des Trois ou de Troyes, pour la guerre du Golfe et la guerre d’Ukraine, pour toutes les rivalités du commerce ou de la politique et même en tête d’une double page des Nouvelles littéraires signée René Marill Albérès : “La mort de Giraudoux n’aura pas lieu” (Body 2015).
De nos jours, on remarque que c’est surtout la tournure interrogative de la formule qui est reprise : “La guerre de … aura-t-elle lieu ?”. Est-ce pour conjurer le sort ? On hésite encore, on espère toujours. Au gré de ces réemplois, le mot “guerre” peut être entendu au sens métaphorique, ou non. Le titre de Giraudoux ainsi pastiché est appliqué à n’importe quel sujet, du plus superficiel au plus grave. Qu’on en juge par le bref pêle-mêle qu’un simple tour sur Internet permet de collecter, et ce même en se limitant aux publications les plus récentes :
– “La guerre de l’orthographe aura-t-elle lieu ?” : sous ce même titre, on trouve deux articles très différents l’un de l’autre ; il en existe sans doute bien d’autres (Landroit 03.2021 ; Lemoigne 1.03.2024);
– “La guerre des générations aura-t-elle lieu ?”, livre (Monlouis-Félicité 2022);
– “La guerre de France aura-t-elle lieu ?”, livre (Juving-Brunet 2021);
– “La guerre de l’Arctique aura-t-elle lieu ?”, article (Rollet 16.06.2023);
– “La guerre navale aura-t-elle lieu ?”, débat (“Le Figaro International” 7.02.2024);
– “La guerre nucléaire aura-t-elle lieu ?”, webinaire (“IFRI” 15.01.2024);
– “La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?”, article (Cailloce 14.12.2023);
– “La guerre de l’espace aura-t-elle lieu ?”, livre (Arnould 2022).
Il apparaît légitime de se demander pourquoi, contre toute logique, cette forme interrogative prévaut en fin de compte, comme un suprême antidote à l’affirmation négative du titre initial. C’est que son auteur lui-même a placé au cœur de sa pièce la vrille insidieuse du doute qui n’est autre qu’une variation sur le bon sens populaire du dicton : “le pire n’est jamais sûr.”
3.2 La lumière dorée de la guerre
En termes de critique littéraire, on pourrait proposer que La guerre de Troie n’aura pas lieu est un epyllion, une épopée en miniature se concentrant sur le morceau taillé par l’auteur dans l’immensité du matériau troyen développé depuis l’Antiquité, un épisode formulé, mutatis mutandis, pour le théâtre moderne. Dans cette optique, la pièce aurait tout aussi bien pu s’intituler d’après sa scène paroxystique : La pesée, ou plus explicitement L’entrevue entre Hector et Ulysse, ou encore La négociation au sujet d’Hélène pour éviter la guerre. Parmi les exercices préparatoires à la rhétorique (progymnasmata) que les enseignants de l’Antiquité donnaient à leurs élèves, l’éthopée – c’est-à-dire faire parler des personnages mythiques ou historiques sur des sujets donnés – était, de pair avec l’ekphrasis, particulièrement prisée : celle-ci leur aurait fourni un très beau sujet.
Acte II, scène 13. Tous sont sortis, laissant les deux négociateurs face à face. Hector redoute son interlocuteur, que précède sa réputation de supériorité en termes d’éloquence : “HECTOR Si c’est un combat de paroles, mes chances sont faibles. ULYSSE Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera…” La référence est ici à deux passages de l’Iliade, qui donnent à voir Zeus peser sur sa balance d’or le destin de deux adversaires en plaçant sur les plateaux “les déesses du trépas douloureux” de l’un et de l’autre (Curatolo 2009, 319) : les Troyens face aux Achéens (Il. VIII 68-75) ; Achille face à Hector (Il. XXII 209-213).
HECTOR Et vous voulez la guerre ?
ULYSSE Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle.
HECTOR Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la conjurer. Notre seule réunion signifie que rien n’est perdu…
ULYSSE Vous êtes jeune, Hector !… À la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin. Et ils conviennent que la guerre est le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l’épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s’étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d’en face aucun trait qui justifie la haine, aucun trait qui n’appelle l’amour humain, et rien d’incompatible non plus dans leurs langages, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment combles de paix, de désirs de paix. Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire… Et le lendemain pourtant éclate la guerre… Ainsi nous sommes tous deux maintenant… Nos peuples autour de l’entretien se taisent et s’écartent, mais ce n’est pas qu’ils attendent de nous une victoire sur l’inéluctable. C’est seulement qu’ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu’ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d’ennemis. Goûtons-la. C’est un plat de riches. Savourons-la… Mais c’est tout. Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. (Giraudoux 1935, Acte II, scène 13)
Du point de vue de Giraudoux, la rencontre au sommet des représentants de deux peuples, alors que le risque est qu’ils choisissent de s’affronter de nouveau dans une guerre dévastatrice pour le continent, voire le monde tout entier, évoque tout d’abord la Conférence de Locarno sur la rive suisse du Lac Majeur, dont les accords signés à sa conclusion le 16 octobre 1925 garantissaient le pacte rhénan, espoir d’une paix aux fondements durablement jetés (Graumann 1979, 121). Les deux figures de la tentative de conciliation franco-allemande étaient Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères pour la France et Gustav Stresemann, son homologue de la République de Weimar ; les deux hommes reçurent conjointement le prix Nobel de la paix l’année d’après. Cependant, la mention “sur la terrasse au bord d’un lac” ne rappelle pas seulement Locarno, mais également, presque dix ans plus tard en avril 1935, la Conférence de Stresa dont il a été question plus haut (Graumann 1979, 131). L’endroit choisi était de nouveau le Lac Majeur, mais il s’agissait cette fois-ci du Palais Borromeo situé sur l’Isola bella, cadre idyllique célèbre en particulier pour ses jardins en terrasses [Fig. 6].
La suite de la conversation pousse plus avant la définition de deux peuples ennemis, ou, comme préfère dire Ulysse, adversaires.
HECTOR C’est une conversation d’ennemis que nous avons là ?
ULYSSE C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la guerre. Parce que nous avons été créés sensés, justes et courtois, nous nous parlons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte même, c’est toujours cela. Peut-être d’ailleurs avons-nous tort. Si l’un de nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donnât pas un visage de frère… Mais l’univers le sait, nous allons nous battre.
HECTOR L’univers peut se tromper. C’est à cela qu’on reconnaît l’erreur, elle est universelle.
ULYSSE Espérons-le. Mais quand le destin, depuis des années, a surélevé deux peuples, quand il leur a ouvert le même avenir d’invention et d’omnipotence, quand il a fait de chacun, comme nous l’étions tout à l’heure sur la bascule, un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu’à la nature, quand par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l’indigo grec, l’univers sait bien qu’il n’entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d’épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui seules rassurent les dieux. C’est de la petite politique, j’en conviens. Mais nous sommes chefs d’État, nous pouvons bien entre nous deux le dire : c’est couramment celle du Destin.
HECTOR Et c’est Troie et c’est la Grèce qu’il a choisies cette fois ?
ULYSSE Ce matin j’en doutais encore. J’ai posé le pied sur votre estacade, et j’en suis sûr.
HECTOR Vous vous êtes senti sur un sol ennemi ?
ULYSSE Pourquoi toujours revenir à ce mot ennemi ? Faut-il vous le redire ? Ce ne sont pas les ennemis naturels qui se battent. Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir… Ceux-là ne se battent jamais. Ceux qui se battent, ce sont ceux que le sort a lustrés et préparés pour une même guerre : ce sont les adversaires.
HECTOR Et nous sommes prêts pour la guerre grecque ?
ULYSSE À un point incroyable. Comme la nature munit les insectes dont elle prévoit la lutte, de faiblesses et d’armes qui se correspondent, à distance, sans que nous nous connaissions, sans que nous nous en doutions, nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre. Tout correspond de nos armes et de nos habitudes comme des roues à pignon. Et le regard de vos femmes, et le teint de vos filles sont les seuls qui ne suscitent en nous ni la brutalité ni le désir, mais cette angoisse du cœur et de la joie qui est l’horizon de la guerre. Frontons et leurs soutaches d’ombre et de feu, hennissements des chevaux, péplums disparaissant à l’angle d’une colonnade, le sort a tout passé chez vous à cette couleur d’orage qui m’impose pour la première fois le relief de l’avenir. Il n’y a rien à faire. Vous êtes dans la lumière de la guerre grecque.
HECTOR Et c’est ce que pensent aussi les autres Grecs ?
ULYSSE Ce qu’ils pensent n’est pas plus rassurant. Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. (Giraudoux 1935, Acte II, scène 13)
Dans cette dernière réplique, Ulysse, contre toute attente, confirme la “vision en couleurs” d’Hélène. Lui aussi est sensible à “cette couleur d’orage qui (lui) impose pour la première fois le relief de l’avenir”. Cette mise en lumière se trouve être la même que celle dont parlait Philostrate à propos du tableau représentant le Scamandre en feu dans la plaine de Troie : une qualité particulière de doré, l’appel irrésistible au meurtre et à la dévastation. Pour entendre l’intégralité de la “scène de la pesée”, deux documents choisis : d’un côté, un enregistrement audio de 1935 avec Louis Jouvet dans le rôle d’Hector et Pierre Renoir dans celui d’Ulysse (Epm littérature 2006). De l’autre, un enregistrement vidéo du passage, dans la mise en scène de Francis Huster de 2013 dont il a déjà été question.
3.3 Actualité de La guerre de Troie aujourd’hui
Plus que toute autre considération sur la pertinence du message de la pièce de Giraudoux et de son écho oscillant entre l’assourdissant et l’assourdi selon le moment historique concerné, c’est l’actualité inlassablement réitérée de cette “scène de la pesée” qui frappe, juste et fort. Dans les lignes qui viennent, il ne s’agit pas de professer une quelconque opinion idéologique, ni même de se risquer à juger des problématiques qui innervent le monde actuel, exercice pour lequel me manquent et la compétence et la légitimité. Simplement, dans la droite ligne de ce qui a été mis en évidence jusqu’ici, il ne semble pas totalement dénué d’utilité de suivre le fil rouge de la question giralducienne sur les prémices de la guerre, pour poser un regard rétrospectif sur la gestation des conflits en cours, mais aussi tenter de conjurer, ne serait-ce qu’un peu, l’angoisse de ceux à venir.
La guerre des civilisations
Dans un essai sur le sens actuel du “choc des civilisations”, concept formulé par Bernard Lewis en 1957 (Liogier 2016, 9), le sociologue Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, a récemment fait paraître un ouvrage intitulé La guerre des civilisations n’aura pas lieu. Cet énième emprunt confirme la vitalité intacte du titre de Giraudoux, tout en soulignant une réalité plus complexe : que le message fondamental de la pièce elle-même, une interrogation sur les conditions de possibilité d’une entente entre antagonistes, risque de passer au second plan derrière le caractère “accrocheur” de la vitrine. Résumée à l’essentiel, la perspective de l’auteur vise à démontrer que la figure de l’Autre “radical” n’existe plus vraiment dans un monde gouverné, pour le pire certes mais avec l’espoir d’un certain meilleur, par la globalisation ; en termes géopolitiques, cela pourrait revenir à dire que les guerres “classiques” opposant frontalement deux belligérants ou deux camps n’existent ou n’existeront plus à brève échéance, puisque les frontières, physiques et immatérielles, n’en sont plus vraiment au sein de cette “civilisation unique” qui émerge sur toute la surface du globe. Soit une vision du monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celle de Giraudoux distinguant l’ennemi de l’adversaire, ni avec la dimension archétypale de la guerre de Troie. Cette hypothèse proposant de dépasser la bipolarisation traditionnellement posée pour édifier un polycentrisme proclamé en garde-fou d’une humanité enfin (ré)unie n’apparaît pas dénuée d’intérêt. Mais cela, c’était avant. Avant l’invasion du territoire ukrainien par les troupes russes le 24 février 2022. Avant l’attaque terroriste lancée au petit matin du 7 octobre 2023 par le Hamas contre Israël.
Ironiquement, le titre se retourne contre la promesse faite dans l’ouvrage en question : sur le modèle de Troie, à cause de Giraudoux qui érige le paradoxe en ressort dramatique implacable, tout le monde s’attend à ce que la guerre des civilisations ait lieu. Il y a quelques mois, glissant du terme “civilisation” à celui de “monde” (ce qui n’est pas tout à fait la même chose), un podcast envisageait les relations internationales en termes de blocs frontalement opposés comme produits de cette même globalisation. Ses auteurs choisissaient de réactualiser la version interrogative du titre pour laquelle l’engouement ne se dément décidément pas : “Chine, Russie, États-Unis : la guerre des mondes aura-t-elle lieu ?”
C’est le retour de l’incertitude géopolitique. Le bruit des bottes résonne en plusieurs points de la planète. Si les conflits n’ont jamais cessé, beaucoup en ce moment impliquent des grandes puissances. Augmentant leur portée et leurs risques d’extension. De l’Ukraine à la bande de Gaza, et demain peut-être jusqu’à Taïwan, des conflits impliquent la Russie, l’Iran et la Chine, empires en quête d’influence. La guerre des mondes aura-t-elle lieu ? Il s’agirait plutôt de son retour, selon le politologue Bruno Tertrais dans son dernier ouvrage (Tertrais 2023). Le monde a déjà connu ce climat sous la guerre froide mais vivait dans le sentiment qu’il avait disparu au nom des intérêts communs. Même si les questions de la Corée du Nord ou de l’Iran n'ont jamais cessé de nourrir les inquiétudes. En nombre, les conflits ont certes eu tendance à reculer. On a pensé la mondialisation capable de pacifier les relations internationales ; elle a en réalité fait grandir l’appétit de certains de ses empires. (“Les Échos” 9.11.2023)
L’historien et journaliste radiophonique Emmanuel Laurentin expliquait pourquoi il avait ressenti le besoin de relire La guerre de Troie n’aura pas lieu, il y a un peu plus de trois mois seulement. Preuve qu’au-delà de son titre, le contenu de la pièce reste plus que jamais pertinent.
Cette relecture de La Guerre de Troie n’aura pas lieu m'est apparue nécessaire hier, quand je suis retombé, dans ma bibliothèque, sur ce texte lu il y a si longtemps, au temps de la fin de la guerre du Vietnam et du dégel entre l’est et l’ouest. Alors, la pièce de Giraudoux avait un tout autre goût. Relue au surlendemain de l’attentat de Moscou, des déclarations russes l’imputant à l’Ukraine, au temps de la croissance des budgets militaires dans toute l’Europe, cette tragi-comédie pacifiste des années 1930 nous dit surtout la faiblesse des hommes, intellectuels, juristes, dirigeants devant le spectre de la guerre qui chatoie et les attire. De fait, la pièce de Giraudoux aurait pu s’arrêter à la première page, alors qu’Andromaque la Troyenne dit à Cassandre : “La guerre de Troie n’aura pas lieu, car on va bien recevoir l’envoyé des Grecs, on va bien lui envelopper sa petite Hélène et on la lui rendra” et que Cassandre lui répond : “On va le recevoir grossièrement. On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu.” Une fois ses deux actes accomplis, la pièce se termine sur un quiproquo fatal qui permet l’ouverture des portes de la guerre. À la relire aujourd’hui, difficile de ne pas noter que beaucoup d’entre nous marchons à la guerre tels les “somnambules” décrits par l’historien Christopher Clarke à la veille de la Grande Guerre. (Laurentin 25.03.2024)
En avril 2021, le média d’information “Atlantico” interrogeait Viatcheslav Avioutskii, spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales et professeur à l’école de commerce ESSCA, sur la question d’une alors hypothétique entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine. Inévitablement, l’entretien s’intitulait : “La guerre d’Ukraine aura-t-elle lieu ?”
Atlantico – Une solution pacifique serait-elle possible ?
V. A. – Le président Zelensky a rencontré Vladimir Poutine à Paris dans le cadre d’une rencontre parrainée par l’Allemagne et la France, mais ces négociations n’ont pas abouti. Le processus de Minsk est complètement bloqué, l’Ukraine et la Russie ne sont pas d’accord sur la gestion du processus.
Atlantico –Des éléments extérieurs au pays ont-ils perturbé les deux acteurs ?
V. A. – L’attitude du nouveau président américain Joe Biden face à la Russie a changé les choses. Il applique une approche très dure vers le pays. […] À l’apogée de la crise, les Américains voulaient faire entrer dans la Mer Noire des bâtiments de guerre de l’OTAN, mais au dernier moment cela n’a pas été fait car il y a eu un débloquement à ce propos entre Biden et Poutine, lorsque le Président américain a appelé son homologue russe. On peut imaginer que Biden a demandé lors de ce coup de fil si Poutine avait l’intention d’envahir l’Ukraine. Apparemment Poutine lui a dit que non. Biden a alors proposé à Poutine un sommet dans un pays tiers afin d’apaiser la crise. Ainsi, Poutine a obtenu ce qu’il voulait, à savoir un sommet bilatéral avec son homologue américain. Une chose est intéressante à retenir à propos de ce sommet, selon les experts Poutine n’attaquera pas l’Ukraine tant qu’il n’aura pas lieu. Son objectif est de réintégrer la Russie à la communauté internationale. Or, si la Russie attaque l’Ukraine il y aura une nouvelle série de sanctions. La crise semble s’arrêter car le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a déclaré que les troupes russes sur la frontière avec l’Ukraine revenaient dans leurs bases. (Avioutskii 23.04.2021)
Trois semaines avant la date du début du conflit, si la question restait la même – “La guerre d’Ukraine aura-t-elle lieu ?” – le ton avait changé. Dans une chronique du “Nouvel Obs”, la journaliste et grand reporter Sara Daniel, spécialiste du Moyen Orient, ne pouvait que constater que l’imminence du conflit se rapprochait inexorablement.
Vladimir Poutine est-il un stratège hors pair ou un orgueilleux émotif ? Impérialiste ou nationaliste, réactionnaire ou visionnaire ? A-t-il déjà pris sa décision d’intervenir en Ukraine, alors qu’il sait que ses exigences sont inacceptables pour les pays de l’Otan, ou laisse-t-il encore une place pour la diplomatie ? Depuis le regain de tension à la frontière ukrainienne, les analystes dissèquent le caractère du président russe et le long article qu’il a posté, en juillet 2021, sur le site du Kremlin (et dont la version officielle française est consultable sur le site de l’ambassade de Russie en France). Il s’intitule : “De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens”. Pourtant nul doute possible : le fait que la Russie ait déployé 100 000 hommes aux frontières de l’Ukraine, de la Biélorussie à la mer Noire, est déjà le signe que le destin de l’Europe est à nouveau à une croisée des chemins. (Daniel 3.02.2022)
Malgré toutes les interrogations à son sujet, la guerre d’Ukraine a donc eu lieu. Le spectre d’une Troisième guerre mondiale était évoqué il y a un peu plus de deux mois par le Premier ministre ukrainien Denys Shmyhal, dans un entretien à la BBC à Washington le 17 avril 2024, en rappelant l’urgence de l’aide des États-Unis d’Amérique à son pays.
Nous avons besoin de cet argent hier, pas demain, pas aujourd’hui. […] Si nous ne fournissons pas de protection, l’Ukraine tombera. Ainsi, le système de sécurité mondial sera détruit et le monde entier devra trouver un nouveau système de sécurité. […] Ou il y aura de nombreux conflits, de nombreux types de guerres, et cela pourrait finalement conduire à une Troisième guerre mondiale. (“BBC News Afrique” 23.04.2024)
Dans l’exergue de cet article il était question de la ville de Nichapour à l’époque de la Perse ancienne ; il se referme maintenant sur les vicissitudes des relations avec l’Iran moderne et, au-delà, sur les risques de déséquilibres pour la paix mondiale. L’écrivain Raphaël Jerusalmy vient à son tour de publier un article qui prend comme base de réflexion la pièce de Giraudoux au regard des évènements contemporains. Le titre est sans équivoque, “Iran | La guerre de Troie n’aura pas lieu”, son interprétation sans appel : la Troisième guerre mondiale aura lieu.
La guerre de Troie n’aura pas lieu est une pièce de théâtre de Jean Giraudoux, jouée pour la première fois en 1935. Tout commence par une prise d’otage. Pâris, prince de Troie, enlève la belle Hélène, épouse du roi de Sparte, qu’il faut libérer à tout prix. Cette œuvre visionnaire annonce l’inévitabilité d’une Seconde guerre mondiale alors que la première s’est achevée seulement dix-sept ans plus tôt. Évoquant un célèbre épisode de l’Antiquité grecque, on y expose la futilité de la guerre mais aussi celle de la diplomatie et des efforts pour l’éviter. Alors qu’elle est inéluctable. Cette pièce n’a pas vieilli depuis. Elle se rejoue ces jours-ci avec d’autres acteurs. Ce n’est pas pour les beaux yeux des Israéliens que la communauté internationale s’est empressée de contrer l’offensive iranienne de la nuit du 13 au 14 avril. C'est pour prévenir un conflit qui, déstabilisant la région, affecterait une situation géopolitique globale déjà fragilisée par la guerre russo-ukrainienne et la perspective d’une mainmise de la Chine sur Taïwan. Autrement dit, c'est par crainte d’une Troisième guerre mondiale. Laquelle n’aura pas lieu si l’on prend les précautions nécessaires, nous dit-on. Les déclarations sévères de la Maison-Blanche, le déploiement impressionnant de la marine américaine, tant en Méditerranée que dans la mer Rouge et le golfe Persique, les sanctions imposées à l’Iran par la communauté internationale, peuvent-elles vraiment freiner la dégringolade vers un conflit régional, voire mondial ? Ou se pourrait-il que toutes ces mesures, ces déclarations emphatiques proférées à tort et à travers, ces déploiements d'avions et de vaisseaux, plutôt que de nous préserver d'un conflit généralisé, nous y précipitent ? […]
Ce bras de fer que se livrent Washington et Pékin, ou plutôt le monde libéral et le monde totalitaire, par Israël et Iran interposés, n'est qu'un échauffement pour un affrontement de plus grande envergure. La pièce de Giraudoux montre à quel point le recours aux voies diplomatiques et autres stratagèmes constituent le plus souvent une politique de l’autruche, un pathétique report de l’échéance. La guerre de Troie aura-t-elle lieu ? se demandent les nations du monde libre ignorant qu’elle a déjà commencé. Pas au Proche-Orient. Mais sur leur sol. Depuis le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, depuis le 11 septembre 2001 à New York, depuis le 13 novembre 2015 au Bataclan. Pas depuis le 7 octobre à Be’eri. Et elle frappe à votre porte, à Malmö, Marseille ou Molenbeek. Comme on frappe les trois coups, au théâtre, avant le lever du rideau. (Jerusalmy 14.04.2024)
Comme l’Iliade, la pièce de Giraudoux est un brûlot qui enflamme les esprits. Ces œuvres que l’on dit classiques – à relire et à méditer encore – le sont précisément pour cela qu’elles sont à l’opposé de lettres mortes. L’incendie de Troie n’est pas un feu de paille. C’est la flamme de la conscience, allumée à chaque nouvelle génération, réveillée au moindre souffle qui attise les braises toujours incandescentes. L’actualité brûlante de La guerre de Troie n’aura pas lieu, c’est guetter chaque matin aux nouvelles le détail de l’histoire en marche susceptible de mettre, une fois de plus, le feu aux poudres. Ensuite, que chacun prenne sa responsabilité d’être humain et jette tout son poids dans la balance pour que celle-ci penche du moins mauvais côté ; pour que le compte des guerres mondiales s’arrête à la Seconde, sans que jamais l’on ne doive la rebaptiser en Deuxième.
Bibliographie
Auteurs anciens
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English abstract
Could there be a Third World War? One may consider the issue through a French theater play written in 1935 by Jean Giraudoux, whose title translates as: “The Trojan War Will Not Take Place”, also “Tiger At The Gates”. The play has been popular ever since it was published, as it has been always considered relevant. Like the Iliad of Homer, its primary model, Giraudoux’s work has become a classic read and taught at school in France. The article focuses on two scenes. First, why is the burning of Troy only alluded to, although the theme is central to the entire play? Second, how does the dramatic encounter between Trojan Hector and Greek Odysseus appear as a universal attempt to defeat Fate and not to go at war?
keywords | Colluthus; Francis Huster; Iliad; Jean Giraudoux; Jean Vilar; Louis Jouvet; Lycophron; Quintus of Smyrna; Triphiodorus
La Redazione di Engramma è grata ai colleghi – amici e studiosi – che, seguendo la procedura peer review a doppio cieco, hanno sottoposto a lettura, revisione e giudizio questo saggio
(v. Albo dei referee di Engramma)
Per citare questo articolo / To cite this article: D. Lauritzen, L’Iliade, ce brûlot: l’actualité paradigmatique de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, “La Rivista di Engramma” n. 215, agosto 2024