"La Rivista di Engramma (open access)" ISSN 1826-901X

Journal d'exil

Les Temps Modernes

Mimica Cranaki

English abstract

Les Temps Modernes pubblicato in Les Temps Modernes (n° 58) Août 1950
6e année REVUE MENSUELLE n° 58

DIRECTEUR : JEAN-PAUL SARTRE

JEAN-PAUL SARTRE. — Jean Genêt (Fragments, suite).
JEAN CAU. — Le coup de barre.
G. LEGMAN. — Avatars de la garce.
TEWFIK EL HAKIM. — Journal d'un substitut de campagne (I).


TÉMOIGNAGES

Mimica Cranaki — Journal d'exil.
EXPOSÉS

ÉTIEMBLE Chronique littéraire. — Horace et Cûchulaïnn.

MAURICE M.-L. SAVIN. — Reprise de « L'Otage ».
MICHEL LEIRIS. — L'ethnographe devant le colonialisme.

NOTES

— Livres. JEAN-HENRI ROY : « Barrage contre le Pacifique », par Marguerite Duras; « La deuxième guerre ou les secrets de la pari manquée », par Pierre et René Gosset.

— Spectacles. M. M.-L. S. « Les Carthaginois », de Plaute; « L'Assem­blée des femmes », d'Aristophane; « Les fourberies de Scapin », de Molière.
J.-H. R. « Le gardien du tombeau », de Kafka; « Cece », de Pirandello; « je rêvais (peut-être) », de Pirandello.


Rédaction, administration : 30, rue de l'Université, Paris


 



TÉMOIGNAGES

Mimica Cranaki.
 


JOURNAL D’EXIL

...Plus tard, en pensant à ce départ de là-bas, j’ai compris pourquoi les films muets m’ont toujours angoissée comme des cauchemars : c’est enfantin, c’est cette impossibilité de crier à la victime : “ Attention! l’assassin est derrière vous. ”

Il n’y eut personne non plus pour nous crier “ Attention à l’irré­parable ” lorsque le bateau prit le large et que les côtes du Pélo­ponèse disparurent derrière la poupe. Comment se douter que c’était le dernier regard vers la Grèce. Nous croyions qu’il s’agis­sait d’un départ ordinaire, d’un voyage d’études, après quoi nous pourrions rentrer là-bas. Comment se douter que derrière nous le pont-levis remontait, silencieusement ? De le savoir, bien sûr, cela n’aurait pas changé l’itinéraire du navire ou le nôtre. Mais nous aurions vu d’emblée à quoi nous nous engagions, sans le découvrir par couches successives de désespoir. Au fond, ce serait pareil moins ce sentiment d’un guet-apens.
Nous courons donc sur le pont, quelques-uns ont déjà le mal de mer, nous débouchons les bouteilles de rhum que des mains ont glissées dans nos sacs pour “ l’hiver-qui-est-dur-en-France ”. Elles seront vides au bout de deux jours de voyage. Il fait de plus en plus noir, c’est la première nuit que nous passons loin du pays. On nous appelle des boursiers, au pluriel abstrait. Boursiers du gouvernement français. Il y a un peu de tout, des peintres, des musiciens, des scientifiques.
Nous débarquons à Tarente, pour prendre un fourgon, les communications sont encore très difficiles. On est en décembre et les wagons n’ont pas de vitres. Lorsque la nuit tombe, la première, la deuxième, la troisième nuit, l’Italie est si longue, nous cherchons à improviser des lits avec nos bagages. Nous couchons sur des bras, des jambes, des restes de repas, cela ressemble étrangement à une débâcle. Très peu d’entre nous possèdent de vraies valises qui, d’ailleurs, arriveront à Paris en lambeaux. La plupart voyagent avec des sacs, des paniers, une couverture cousue, tout ce qu’ont pu inventer la pauvreté et la tendresse de ceux qui sont restés sur le quai du Pirée à remuer des mouchoirs.
Ensuite nous prenons le train suisse, cela, malheureusement, ne dure que cinq heures et enfin, après une semaine de voyage, on nous annonce que nous approchons de Paris. Il est minuit. Le front collé contre la vitre, nous interrogeons l’obscurité. Rien. Très loin, ici et là, une lumière, encore plus muette que le noir. Où se trouve Montmartre? Et l’Étoile? Et le bois de Boulogne? Et tout ce que nous connaissons par les livres? On ne voit que des rails qui courent côte à côte du train. Nous arrivons, nous arrivons, pendant toute une heure. Si bien que lorsque le train s’arrête enfin, nous croyons qu’il s’agit d’une panne. Mais non, nous sommes à Paris. Cela est tellement surnaturel que, ivres de fatigue comme nous sommes, il nous est impossible de le réaliser. Il n’y a que les rails, le froid et le noir et la fatigue, nous sommes ivres de fatigue. Le cri de guerre de Rastignac s’étrangle sur nos lèvres. La nuit nous engloutit, cette arrivée a tout à fait l’air d’une capitulation.


***
 

Après quoi, nous passons du pluriel abstrait au singulier le plus solitaire. Mais pas tout de suite. Pendant la période de tran­sition, le mode du “ nous ” se poursuit. Par provincialisme, par timidité, par panique. Nous nous promenons par bandes serrées, nous avons peur d’affronter seuls cette ville immense. Et à l’in­térieur de cette peur compacte, une petite guerre de prestige se poursuit. C’est à qui découvrira le premier le Chabanais, et les bals des tapettes et les habitudes des putains “ fais-moi un p’tit cadeau, mon chéri ”, enfin Paris, quoi!
Nous étalons nos découvertes, à la manière des gosses qui chantent dans l’obscurité, pour montrer que nous n’avons pas peur, sans oser nous aventurer seuls plus loin. Peu à peu nous commençons à nous détester comme les conjoints des mariages de raison. Peu à peu le mariage se désagrège, ce sera le temps du singulier.
Je marche dans les rues sans enregistrer, comme si la ville était en carton. Il faudrait tout un déluge pour laver ces maisons noires. Et je vivrai dans cette capitale noire moi qui rêvais de passer ma vie sur un phare. J’ai froid et je ne connais personne. Le jour où je reconnaîtrai quelqu’un dans une salle de théâtre, je pourrai crier “ terre ”. Pour le moment je flotte, j’ai appris par coeur quelques mouvements mécaniques, le strict nécessaire, je les répète tous les jours, mais cela ne prouve pas que je vis. Com­ment l’amitié est-elle possible dans une si grande ville? Le temps de crier au secours, le temps, pour l’ami, de prendre le métro et les couloirs de correspondance et on est mort ou autre chose de ce genre. Et puis tous ces visages codifiés, visage de Procédure Civile, dans les rues, lymphatiques à côté du drame des figures de chez nous. Non, je n’aimerai jamais ma vie ici.

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Voilà, c’est encore dimanche. Je le croyais pourtant disparu à jamais ce visage de désert, familier jusqu’à en vomir. Mais non, il est toujours là, avec son toucher d’avant-mort et, cette fois, un léger accent étranger. Il est toujours là, le dimanche après-midi, il a profité de ce que je suis ici, au singulier, sans défense. Lâche, tu ne m’auras pas.
Les rues, les murs, les lumières, déjà les lumières, il n’est que cinq heures, j’essaie de causer avec eux, de les apprivoiser, de l’air dont j’offrirais une cigarette à mon gardien de prison. Ils ne se livrent pas. Je me défendrai quand même, je la connais cette corrida du dimanche, jusqu’à présent elle s’est toujours terminée par un match nul. Je longe les murs, j’essaie de saisir la beauté des lumières oranges qui crèvent le noir. Mais j’ai froid et le froid me paralyse. Si j’avais un piano, cela changerait tout. Alors je pourrais affronter le matador. Là-bas, c’était ma défense la plus sûre, avec un piano je ne me sentais plus “ vulnérable ” comme disent les bridgeurs. Finalement, c’est ça qui m’a évité l’estocade. Mais depuis des mois je n’ai pas pu toucher à un clavier, cela est de l’ordre de l’impossible maintenant, comme le soleil et le reste.
Je longe encore des murs, toujours des murs. Et puis voilà, c’est arrivé trois maisons plus bas. Ici, devant cette fenêtre. Non, l’autre. Je m’arrête stupidement, suspendue à la phrase qui sort de la maison. Quelqu’un est en train de jouer du piano, là, derrière cette forteresse, bien au chaud, à l’abri de tout. C’est la sonate de Schumann, la phrase de la première partie qui revient sur tous les registres. Il ou elle joue mal, une musique en sol mineur est incompatible avec une maison aussi solide. C’est une jalousie physique, au bout des doigts. Au fait, je pourrais peut-être entrer, expliquer à ces inconnus que... que quoi? Enfin, il suffirait d’être naturelle, désinvolte, ah! quel mal de chien j’ai toujours eu pour me donner une contenance. Entrerai, entrerai pas, je me sens tout à fait comme l’ivrogne du Lost Week End. J’essaie de voir à travers les volets. Là-bas, j’aimais tellement la vie des rez-de-chaussée et les fenêtres du soir. Elles et moi, on s’en allait le long des rues, la main dans la main. J’essaie de voir, mais c’est trop haut, c’est un entresol. Je comprends soudain ce que cela signi­fie, un é-tran-ger. De rester là, à écouter la petite phrase, rend le refus encore plus aigu.
Je me remets à marcher, avec, derrière le dos, la cruauté de cette musique “ chantant l’hier, chantant l’ailleurs ”. Je com­mence à pleurer, je peux maintenant, parce qu’il fait nuit, per­sonne ne peut voir.
D’ailleurs ça ne signifie rien, j’ai toujours eu les larmes faciles. Ce n’est plus le dimanche, c’est l’exil. On change de souffrance, c’est, toujours ça.

***


Il pleut. Je cherche en vain le goût de l’été, on est pourtant en plein juin. Rien qu’une odeur d’humidité, de pluie, non pas dans ce que la pluie a de neuf, plutôt une odeur de temps pourri et de lassitude. J’ai froid, j’ai tout le temps froid. Je me souviens des projets enfantins que nous faisions avec mes camarades, dans un très vieux passé, sur la manière d’avoir un été de douze mois, partir en octobre pour l’hémisphère sud et revenir en avril. Adieu, la chasse à l’été.
Là-bas, chez moi, les jours maintenant écument de force, les soirs flambent, tels que je les ai aimés jadis, ce jadis qui s’évanouit peu à peu. Elle frémit maintenant, l’exaltation des routes dans la poussière, ce que je croyais être la poussière et qui n’était que la rosée du temps. Les rues, les rues que j’aime ont le visage que je leur connais. L’avenue Syngros descend toujours assoiffée vers la mer et la rue Homère s’essouffle pour grimper là-haut, dans la morsure de midi. J’essaie de me rappeler tous les détails du Grand Amphithéâtre de l’École de Droit. C’est l’heure où, per­chée sur les tout derniers bancs, je regardais l’avenir immense et clair par les fenêtres ouvertes. (Chaque fois pie j’essaie de voir l’avenir par les fenêtres de la Sorbonne, je bute sur un mur noir). A six heures, à la sortie des cours, nous discutions nos premières découvertes, toutes ces choses que j’aime maintenant avec indul­gence, pour le choc qu’elles m’ont donné la première fois, comme les amis d’enfance qui sont maintenant dans la bonneterie. Ici, je n’ai pas envie d’apprendre, je suis frappée d’anorexie intellec­tuelle. “ Une forme de résistance ”, affirme le spécialiste.
D’autres sont assis à ma place, maintenant. Les étudiants sont plus rares, à cause de la guerre civile, mais malgré tout la coulée de la vie se poursuit, comme les fleuves sous la glace. C’est fatal, on l’a vu pendant l’occupation, quoique maintenant il fasse plus noir. Il y aura de nouvelles idylles, mais je ne connaîtrai pas les héros. Les adolescents qui, hier encore, avaient douze ans, écriront des poèmes, mais je ne pourrai pas les lire. Je serai morte pour eux.
J’essaie de me créer un visage, un masque. Autrefois, d’entrer dans un modèle, de me penser en Proust, Hamlet ou en Marquise de Merteuil atténuait le ridicule ou le tragique de la situation, c’est un procédé banal. En l’occurrence le modèle serait Ulysse. Mais ça ne colle pas, l’épopée n’est pas mon élément. Lui n’avait sûrement pas froid dans son gros corps velu. Il n’avait pas le cafard, ou alors le cafard de grande classe. Il avait Pénélope, il avait Jupiter, il n’avait pas besoin d’argent pour vivre, il ne se souciait que d’hexamètres.
Je longe les quais, ici au moins ça sent l’eau, le souvenir, la mer, mais ce sont là “ méprises de ma langue d’étrangère ”. Elle est loin la mer, dans l’impossible. J’aurai éternellement soif, sans issue. Un élégant petit enfer que la Ville Lumière.
Je me souviens de toutes les choses restées en suspens là-bas, les îles que je n’ai pas vues, les hommes que je n’ai pas connus. Et même ce que je connaissais, je l’aimais si mal et si peu. L’inachevé, l’insuffisant, l’irréparable me prennent à la gorge, comme à deux doigts de la mort. C’est peut-être à cause de cette odeur de l’eau, autant lui tourner le dos et s’enfoncer dans une de ces petites rues squelettiques qui mènent au centre. Il pleut toujours. Bientôt je ne m’en aperçois plus. Je marche, marche, marche.

***

Jadis, j’avais un prolongement, une fraternité qui amor­çait les entreprises et me donnait le sentiment d’une consis­tance, la certitude de vivre. Quelle chance nous reste-t-il à part cet écho? A force de porter pendant longtemps une amitié, on finit par l’avoir dans la peau, par la sentir couler dans les veines. Si bien qu’ici, à l’étranger, loin de tout ce qui est fraternel, j’ai le sentiment d’une mutilation, quelque chose comme une dent arrachée. Le seul moyen de la retrouver, c’est les lettres. J’idéa­lise, peut-être, les amitiés qui, en fait étaient beaucoup plus diffi­ciles, plus compliquées. Il n’en est pas moins vrai que j’ai organisé ma journée, de manière à l’accorder entièrement à la première distribution du courrier, neuf heures du matin. Vieille technique d’antan, quand j’attendais du Carnaval tout ce que l’année m’avait refusé. Et il m’arrivait chaque année, invariablement, d’être grippée, pendant ces trois semaines de carnaval, jusqu’à l’âge où je n’attendis plus rien. Mais cette partie de la journée, la distri­bution du courrier, sera à moi, rien qu’à moi, elle m’apportera le parfum du terroir et toutes les choses que j’aime. D’excitation, je déchire chaque fois l’enveloppe avec les timbres, la concierge va grogner, car elle m’a dit de les lui garder.
“ ...Il était écrit que j’allais répondre à ta dernière lettre d’une cellule de prison étroite et blindée. C’est fait, maintenant, c’est réglé. Je rentre à nouveau à cette île de pierre, si bien qu’avec ce dernier ” retour “ il ne reste pas de cachot ou de prison que je ne connaisse en Grèce. Pas d’île déserte dont j’ignore l’amertume. Je ne pourrai probablement pas t’écrire de là-bas et tes lettres n’arriveront pas jusqu’à moi ”.
Chaque jour je déchire les enveloppes et les timbres et la con­cierge se fâche. Chaque jour m’enrichit d’une catastrophe, mort, arrestation ou autre chose. Inutile de tendre les mains, personne ne peut m’aider. Et je ne peux aider personne. Chacun reste muré dans son enfer personnel et nous échangeons nos désespoirs By Air Mail, censurés par le... Contrôle des Changes.
“ ...L’obscurité couvrait peu à peu les murs du sous-sol. Une puanteur d’urinoirs arrivait jusqu’à nous et nous brûlait les cils. C’était la dernière soirée que je passais à Athènes. Nous étions tassés avec Nico dans un coin, on s’était rencontrés là, par hasard. Lui venait de Macronissos et moi j’attendais la sentence de la Cour Martiale que je supposais être ma condamnation à mort. Là, dans ce sale petit coin, où il fallait chercher longtemps pour pouvoir s’asseoir, nous avons laissé parler notre souffrance, le coeur serré et parfois, qui sait, les yeux humides... ”
Chaque jour cela s’inscrit en lettres de certitude : Jamais. Je ne verrai jamais plus la terre, ma terre, elle m’est défendue. Tout ce que je peux espérer c’est un peu de nostalgie, couleur d’impos­sible, savoir au moins que quelque part, dans l’inacessible, il y a des amis.
“ ...Noël de nouveau... Je voudrais tellement qu’on puisse se retrouver un jour, à Noël, se retrouver sans peur et sans haine, tous ceux que nous avons aimés, qui nous ont aimés. Maintenant nous sommes en guerre, cela nous rend féroces. J’essaie, cepen­dant, de sourire quand je peux... ”
Quand elle peut, Lisa qui était le sourire même, — oh! qu’on avait ri ce soir de Pâques. En 44, on pouvait encore rire envers et contre tout, il y avait encore l’espoir, comme dit l’autre. Mais il y a une limite à tout, ajoute l’autre. On a tout de même droit à une ration de soi, en ce monde. Et maintenant il faut un courage surhumain, rien que pour durer. Chaque jour est lourd comme du plomb, on ne peut pas le porter indéfiniment.
J’ai honte de m’appuyer sur des êtres aussi chargés, je n’écri­rai plus rien sur mon propre exil.
Le pont-levis est définitivement levé. J’ai eu raison de détester le moyen âge, il me le rend maintenant.

***


Il reste, parfois, l’amitié des choses, une tasse de bon café, un armagnac, un bain chaud, des chaussures neuves. Une amitié lourde qu’on extrait péniblement du fond d’une mécanique compliquée.
Des décisions essentielles ont honteusement dépendu, pour moi, de la conjoncture matérielle et tout spécialement d’un bain chaud. Lorsque, pour la première fois, j’ai découvert cette forme de veulerie, je l’ai ressentie comme une grosse humiliation. Ensuite, j’ai essayé de me justifier, d’inventer des arguments, une méta­physique facile de l’eau et de la chaleur. Finalement, je me suis abandonnée à ma faiblesse, qui prit la route de toutes les faiblesses, elle me posséda totalement. Heureux Marat, je pourrais mourir si simplement après un bain chaud.
Mais les salles de bain, ça n’existe pas, pour ainsi dire. Il y a, à Paris, un établissement de bains par quartier, et encore, alors qu’il y a cinquante bistrots. Il est ouvert vendredi, samedi et dimanche matin. Pour éviter de faire la queue pendant deux heures, il faut choisir certains moments, par exemple midi moins dix, un peu avant la fermeture. C’est toute une technique, une vir­tuosité du train-train quotidien, indispensable si l’on tient à défendre d’autres régions. J’ai donc organisé ma semaine, de manière qu’elle se termine sur un bain chaud, la seule chose appri­voisée dans cette grisaille.
J’arrive à midi moins trois, je suis la dernière. Le baigneur me jette un coup d’oeil furieux, mais qu’importe, l’eau est si bonne. Peu à peu, dans le bain, je sens s’évanouir toutes mes petites rancunes. Je suis réconciliée avec le pays, ma vision d’univers change de couleur, elle est cyclothymique, elle aussi. Au fond, c’est une veine d’être à Paris, de pouvoir absorber tout ce qui s’offre, au fond le bilan de la situation est positif. Je commence à aimer pour de bon l’île Saint-Louis et la place de la Contres­carpe, il y a quelque chose comme un nouveau départ, une bouffée de courage, je pourrai...
On frappe à la porte.
— Dépêchez-vous, on ferme.
C’est vrai, il doit être très tard, l’eau est complètement froide. J’ouvre le robinet, il fait bon de nouveau.
...Oui, je pourrais vivre ici, recommencer, découvrir, sans bouder, les gens et le pays. J’aimerai un village qui s’appelle Sassetot-le-Mauconduit et le pays basque, je déploie tout bas le mot de Na-var-re comme un éventail de fierté. Ce serait simple­ment une question de temps et puis, peu à peu, des petits îlots d’amour surgiraient, ça se passe toujours comme ça. Peu à peu, les chansons des rues auront une histoire, pour moi, comme les refrains humbles de là-bas. L’eau chaude coule toujours. Les...
— Non, mais, vous vous foutez de moi?
Il est là, devant moi, congestionné sur le fortissimo, il a ouvert la porte comme pour l’arracher. Je me tortille dans la baignoire, le ridicule de la situation me brûle, je le hais, je voudrais le tuer. Il a frappé juste, à cet hermétisme héréditaire, contre lequel je ne peux rien. Je voudrais le tuer, mais je n’arrive qu’à dire d’une petite voix chevrotante :
— Fermez cette porte.
Il est enfin parti et continue d’aboyer dans le couloir. Le tuer, je voudrais tellement le tuer. Je m’habille en tremblant, ce trac des grandes circonstances. A la sortie, il m’accroche encore.
— Vous me devez deux bains, vous avez fait couler tout le temps l’eau chaude.
Je sors mon dernier billet de cent francs, je le glisse sur le comp­toir de manière qu’il tombe par terre, il se baissera pour le ramas­ser, il va se plier en deux pour ramasser cette ordure de cent francs, le voilà, il tire sa révérence, victoire. Il hurle derrière mon dos, tandis que je sors :
— Tas de métèques, on devrait vous renvoyer tous chez vous.
Dans le petit restaurant où nous déjeunons parfois, je retrouve Georges et Aleko. Je leur raconte l’incident, ils pouffent de rire, ils se marrent, ils improvisent des variations en dévorant une côtelette.
— Tu ne manges pas?
— Je suis fauchée.
— Aucune importance, on mangera à crédit.
Je pense, trop tard, comme toujours, à toutes les belles réponses que j’aurais pu faire au baigneur. Lui dire, par exemple : “ métèque est un mot grec, monsieur ”, mais non, cela rappelle Soldats-du­haut-de-ces-Pyramides. Ou bien “ Qu’est-ce donc qu’ensemble nous gardâmes? ” non plus, c’est encore pire. Enfin, il y aurait des tas de réponses à faire, en réfléchissant on pourrait.
— Mais tu penses encore à cette histoire? dit Georges en piquant des frites dans mon assiette, pour les empêcher de refroidir, dit-il. Ma pauvre, tu manques vraiment d’humour.
Après tout, c’est vrai. Après tout, Georges a raison. Oh! il ira loin celui-là, il ne coupe pas les cheveux en quatre, cette histoire est simplement ridicule, voilà tout. Et puis, le baigneur avait peut-être raison, il avait faim, j’avais exagéré, il...

Non, je le tuerai un jour.
 

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Une semaine après, j’ai ma revanche. C’est le tour de Georges, de me raconter sa petite histoire d’étranger, dans un café bruyant, plein d’étrangers bruns, comme nous. Il a une chambre à l’hôtel des Grands Hommes (décidément, il a de l’humour ce garçon) à côté de la chambre de Simone. Simone est partie de sa province, il y a bien des années, pour faire des études à la Sorbonne. C’est l’intention qui compte. Ensuite, elle a eu un enfant, actuellement quelque part en nourrice, et toutes sortes d’ennuis et d’amants. Comme elle devait le loyer de six mois, le propriétaire la mit à la porte. Simone déposa ses affaires chez une amie et revint le soir coucher dans la chambre de Georges, comme d’habitude. Mais le propriétaire — oeil farouche, moustache poivre — l’aperçut et monta chez Georges pour la chasser manu militari. Le sang méridional de l’autre ne fit qu’un tour. Il colla son nez contre le nez couperosé du propriétaire et articula dans un français correct et exquis :
— Foutez le camp ou je vous casse la gueule.
Il est grand et fort. C’est pourquoi ils reculèrent lentement vers la porte, nez contre nez.
— Sale métèque, cria le propriétaire une fois dans l’escalier. “ On ” va vous foutre tous à la porte bientôt.
“ On ” va nous foutre à la porte. C’est possible. Ce sera peut-être à envisager un jour. Nous regardons, tous les deux, pensifs, notre verre, puis le café, puis ce boulevard qui commence à devenir familier. Où irions-nous, ensuite? A côté de ce qui nous attend, l’exil actuel, c’est peut-être le paradis.

***

Jean est mort, il y a deux jours, à l’hôpital Lariboisière. Non pas de la mort, mais de la solitude. Au début, un de ces abcès qui n’ont l’air de rien et qui exigent des regards, l’inquiétude, une chambre habitée. Au lieu de quoi, la nudité du froid et les heures hostiles et personne pour lui dire la nécessité de vivre. L’abcès eut la partie facile. Ensuite la déréliction d’une agonie solitaire. Ensuite la mort, deux fois la mort. Je suppose, je n’en sais rien. Il y a eu des sanglots à son enterrement. Et chacun s’est rappelé les rôles qu’il avait créés, là-bas, les applaudisseinents qui lui avaient valu cette bourse, l’avenir qu’il laissait derrière lui et ce désert anonyme qui l’avait avalé, ici.
Ne pas tomber malade. Ne pas tomber malade, pas à l’étranger, ce serait la mort assurée. Cela tourne à l’idée fixe. Et à l’épidémie. Christos est parti pour le sana, Takis aussi. D’autres attendent leur tour, personne n’est très costaud après quatre ans d’occupa­tion.
Ne pas tomber malade. Cela devient une obsession, une cible, je la regarde si fixement qu’elle finira par m’aspirer. Ici, je suis toujours fatiguée, je n’ai aucun appétit à vivre. (Encore une forme de résistance, affirme le spécialiste). Mais je ne veux pas tomber malade. Je résiste tant que je peux. Puis, un soir, je me rends. J’ai mal, j’ai horriblement mal sur le côté. Je pourrais crier, ici personne ne m’entendrait, personne devant qui avoir honte. Je ne crie pas, quand même. Cela a été, dans le temps, un long appren­tissage de l’orgueil. (“ Mon orgueil d’Orientale ”, disent ici les gens d’un air fin). Cela tient lieu d’évidence et je n’ose pas le désap­prendre. Je me tortille dans mon lit et j’attends le hasard.
Ensuite des couloirs interminables, des bonnets blancs, la bonté professionnelle désinfectée, encore des couloirs. Il est peu probable que je meure, mais, avant de respirer le chloroforme, je dis quand même adieu à tout ce qui aurait pu être. Je plonge, je plonge, je disparais. Au réveil, j’ai de la peine à me souvenir, puis l’entrée de l’infirmière m’éclaire.
— Alors, ma petite dame, ça va?
Déjà, elle est ailleurs, elle s’affaire parmi les fioles, les seringues, les cotons. Elles sont toujours ailleurs, rapides, précises, plaçant ici et là un sourire ou un petit mot gentil, de temps à autre, comme une aiguille pour la piqûre. Si la porte pouvait s’ouvrir, si Lisa pouvait entrer en sautillant, pourquoi pas, quelqu’un viendra me voir peut-être.
— Pas de visites?
— Comme vous voyez.
On vous laisse tomber.
— Non, je ne connais personne.
— Pas possible. Je viendrai tout à l’heure vous faire une petite visite amicale.
Elle s’assied au bord du lit, nous parlons de la pluie et du beau temps d’abord, puis j’essaie d’être un peu plus vraie.
— Ça doit être terrible un métier comme le vôtre ou celui de chirurgien... cela me dépasse complètement...
— Mais non, c’est extrêmement simple... on coupe une peau comme une étoffe.
Elle m’envoie ça sans se rendre compte. Je ne bronche pas pen­dant quelques instants, j’essaie de refouler. Puis, peu à peu, c’est le cafard. Je suis une étoffe à dépecer, l’infirmière continue à déballer ses histoires chirurgicales, je voudrais hurler “ taisez-vous, taisez-vous ” mais non, je n’aurai jamais le courage d’une bonne folie ouverte. C’est dommage, car si je criais bien fort “ à moi à moi ” peut-être un ami, là-bas, chez moi, entendrait.
L’infirmière s’en va, je prends mon stylo sur la table de nuit, j’essaie d’écrire, mais les mots n’arrivent pas à se former. Tout le monde parle français, moi aussi, mais je sens pourtant en grec et le tout s’embrouille dans ma tête, ce n’est pas tout à fait le silence, c’est l’asphyxie, je remplis la page de méandres qui n’en finissent plus, il n’y a pas de fuite possible, je suis clouée sur ce lit.
Je pense stupidement, comme on mastique du chewing-gum, à un titre de Jarry : Adelphisme et nostalgie. Stupidement.

***

Boulevard Exelmans, le soir avait un petit goût neuf. Il fait bon, j’avais totalement oublié le plaisir de marcher, pourtant je ne fais que ça depuis des mois. C’est ici? Non, un peu plus haut. “ Allez la voir de ma part ”, c’est idiot des situations comme ça. Il fallait préparer à l’avance deux ou trois sujets de conversation et autant de mots à effet. Enfin, on verra.
En entrant, j’ai l’impression d’un désordre déjà vu. Quelque part traîne un ours en peluche et puis cette odeur d’orange et de fin d’après-midi enfantine. Cette pièce est bruyante, pourtant il n’y a que nous deux.
— Bonjour.
Elle a une voix en tournesol, brune et jaune, un peu comme la surface d’un rocher. On parle de l’Espagne, d’une exposition qu’elle a vue dernièrement, de la Sorbonne, dans l’ensemble c’est plus facile que je ne le pensais.
— Je me représente assez mal votre vie ici, dit-elle, qui voyez-vous?
De vagues milieux “ avancés ” où tout le monde couche avec tout le monde et où mes petits cerfs-volants personnels sont de trop. J’ajoute comme si elle en était responsable :
— Ils causent de préférence fausses-couches et partouzes. Elle rit, je commence à connaître son rire, toujours ces quelques grains de sable sur la voix. Et comme pour me répondre :
— Un mot de Stendhal m’avait beaucoup frappée autrefois : “ on acquiert tout dans la solitude, excepté du caractère ”.
Elle penche un peu la tête de côté, comme si elle visait quel­qu’un, Stendhal ou moi. Dans tout autre cas, j’aurais sorti immé­diatement mes griffes. “ Tiens! C’est vrai? Ah! Mais c’est une grande parole à mettre dans mon album. ” Je ne renvoie pas la pierre, je ne me sens pas de griffes.
— Et puis il est si agréable de laisser de côté son caractère de temps en temps. Vous prenez un verre?
Elle sait déjà que j’aime l’alcool, je suis tout à fait à mon aise maintenant, la vérité de l’alcool commence à briller dans les yeux. J’évoque cette tendance, tout à fait mécanique et significative, à mettre au passé tout ce qui concerne la Grèce : “ ils avaient.., ils étaient ”... comme s’il s’agissait de morts, puis on parle paysages, adore la Bretagne.
— La Bretagne, c’est le drame, dit-elle avec un sourire en biais, un peu amer et indulgent et nostalgique, j’ai toujours commencé à aimer les gens par leurs grimaces.
Je sais maintenant par quoi nous serons amies : par une manière identique d’aimer les choses, sans illusions, avec toutes leurs diffi­cultés, jusqu’à la fin.
De nouveau le boulevard Exelmans et une curieuse atmosphère d’infidélité et de trahison. On ne peut pas servir deux dieux à la fois. Les gens de là-bas ne me manquent plus tellement, c’est une détente toute nouvelle.
Il commence à faire jour. J’ai une amie.

***


C’est arrivé dans la petite salle du Conservatoire, après de longs mois de brouillard. Ce regard ruissela que je connaissais si bien là-bas, grâce ou autre chose, j’ai découvert la musique. Jusqu’à ce soir en écoutant ou jouant les partitions, je restais plongée dans leur immanence, dans le contexte esthétique. Parfois il faisait si beau d’entendre Fidelio dans le théâtre d’Hérode Atticus, au pied de l’Acropole, que je n’entendais plus la musique impuissante et pâle à côté du marbre et du grand visage de péren­nité, au-dessus de ma tête, que le soir peuplait peu à peu. Mais ici, dans cette salle où rien n’existe, à part les quatre instruments, j’écoute de toutes mes forces, j’ai tellement soif, et voilà, l’Ami de Toujours apparaît. Juste au moment où je désespérais de le revoir. Je n’ai jamais su son nom, je l’appelle, par commodité, le Phare ou l’Intermittence, mais je sais dire oui quand il est là. Ce soir il s’est déguisé en Quinzième Quatuor, c’est un de ses dégui­sements favoris. Il vient de très loin, je connais cette région si éprouvée, il m’interroge avec la bonté hautaine que je lui connais. Je baisse la tête, j’ai honte de vivre devant cette voix, cette per­fection, de ruminer à longueur de journées mes petits ennuis, ils ont l’air si mesquins à côté d’une phrase de violoncelle. Je sais, de nouveau, que je ne mourrai jamais, c’est, de nouveau, cet éblouissement de pleine lune.
Je ne peux pas croire que le concert est terminé, je quitte lente­ment la salle en emportant avec moi le chant dans la rue, jusque dans cette chambre humide et laide qui est la mienne, que je me refuse à reconnaître pour mienne. Oui, cela vaut bien un exil. Si j’étais restée là-bas, je n’aurais jamais su l’existence d’une telle perfec­tion. C’est une deuxième infidélité, je glisse de plus en plus sur la pente de la trahison, mais je n’y peux rien. Je m’endors heureuse et coupable.
 

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Elle dura un bon moment cette souffrance de miroir brisé, entre le oui et le non. Puis un jour, cette pensée, comme après de longues querelles d’amour : cela n’est plus possible. Il faudra oublier, se rendre à l’évidence, se rendre tout court. Je t’enseignerai la tra­hison, Nathanael, je ferai de toi un roi franc. Brûle ce que tu as adoré, l’étreinte des étés immenses, les anémones de mer, la blan­cheur des siècles passés, la franc-maçonnerie adolescente, les pas­tèques, le chipiron, les tavernes des quartiers sombres, somme toute, un feu de paille. Brûle surtout — et ce sera d’une consomma­tion plus longue — l’espoir d’un lendemain et l’illusion de tes prétendus droits sur l’existence. Elle n’est nécessaire à personne, tu l’arracheras jour par jour en te faisant saigner les ongles, ce sera comme ce sport hautement moral que tu as cordialement détesté, l’escalade de montagne. Tu as trop vécu de mythologie, Nathanael, tu iras voir un psychanalyste. Et adore ce que tu as brûlé, le métro, les portillons automatiques, Malebranche, les maisons noires et surtout ces tranches de porc géométriques, découpées à la machine, qu’on appelle la vie ou la réalité. Tu apprendras ce petit sourire bleu (ou jaune?), tu apprendras à débiter avec naturel toutes ces préciosités que tu mets encore entre guillemets, “ me semble-t-il ” et “ je me suis laissé dire ”. Fais comme si tu étais le premier homme sur terre, acharne-toi sur la vie et sois prêt pour tous les départs. Voici une arène vide de nouveau et qui t’invite.
Un matin je me réveillerai peut-être cartésienne, le saut qua­litatif ou la Métamorphose, comme dit l’autre. Je me mettrai à courir sur le plafond, comme la bête de Kafka, je veux dire que je ferai l’équivalent de l’abjection. J’apprendrai à ex-pli-ci-ter, je renoncerai à ma carapace sans me sentir écorchée. J’apprendrai à freiner, à doser la sincérité — l’acceptation, quoi. “ Vous n’avez pas de jugement, me disent parfois les gens à ce propos, vous n’avez pas le sens du concret. ” C’est la faute du concret, il était si effrayant, la plupart du temps, que je n’osais pas le regarder en face, j’étais obligée de le regarder de biais. Mais c’est fini main­tenant, je l’as-su-me-rai, voilà, déjà j’ai dit ce mot qui normale­ment me dépasse.
Peu à peu je verrai se tisser cette complicité de qualité très diverse qui va de la promiscuité à la franc-maçonnerie intellec­tuelle. J’aimerai peut-être un homme qui ne parle pas ma langue. Puis, un jour, il me sera donné, peut-être, de revoir mon pays, J’aurai de la peine à me souvenir des rues. J’embrasserai, gênée, mes vieux camarades, nous essayerons de parler, mais nous ne pourrons pas nous atteindre. Ils me diront : “ Vous ressemblez à une très ancienne amie à moi qui portait votre nom. ” Et tout sera dit. Ça se passera probablement dans la résignation, nous n’aurons plus le courage d’une inquiétude. Ce sera, encore une fois, l’histoire d’un amour malheureux. Avoir, seulement, le temps pour une dernière lettre d’amour, pour dire que... non, rien.
Et puis, au fond, tout ça c’est du hic et nunc sans importance. Au fond, ce serait peut-être une veine, la veine des petits orphe­lins qui en ont fini une bonne fois pour toutes avec une grande douleur et de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont leur mort derrière eux. Je n’aurai plus rien à moi, plus rien, même pas un coin de terre à aimer. Je ne serai de nulle part. Seule­ment cette grande blancheur béante, l’avenir, et ce qui reste à faire.


Mimica CRATNAKI.

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